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« ziarah » [1], la ziarah bienfaisante aux seigneurs de la lignée des ben Chélia.

Avec une mine innocente, le cheick continue de trahir son hôte, en ajoutant :

— Depuis que ce prince guerrier, qui enrage de ne pouvoir habiter une kasbah, commander des troupes et mener nos coreligionnaires à la façon de nos anciens khalifes asiatiques, a perdu la confiance du gouvernement français, il verse dans le maraboutisme. Ce spirituel Parisien, buveur de Champagne, ce beau cavalier des grandes soirées de Paris, ce nouvel Antar qui croyait avoir conquis l’Europe par sa haute mine, s’affirme un saint. Quelle conversion impressionnante, inattendue ! Tant que ce fastueux Chadli s’imagina représenter aux yeux des Français l’Arabe chevaleresque, il affectait de paraître le plus indifférent des mahométans. Généraux et ministres étaient reçus par lui avec une liberté de pensée qui les confondait. Les dames européennes, assure-i-on, raffolaient de cet Abencérage algérien qui l’emportait sur ses rivaux en jaquette par sa prestance et même son esprit.

Mais un jour vint où un maladroit préfet, M. M..., ulcéra notre orgueilleux seigneur de Nedromah en l’empêchant d’être renommé conseiller général. C’était d’ailleurs une injustice. Rien dans la conduite de Ben Chélia ne justifiait cette mesure désobligeante. Alors, brusquement, Chadli donna dans la piété, et la confrérie des Derkaouas l’accueillit. Quittant ses bottes vernies, notre prince courut les chemins, jambes nues, comme un ascète. Pour mieux saisir le bâton des pèlerins, il rejeta sa cravache à pomme d’or. Les Nedromi le virent s’abimer en exercices de piété au pied des tombeaux, et les « zaouias « [2] devinrent ses lieux de prédilection. Un jour, enfin, il se crut digne de se maquiller la face au « koheul, » afin de mieux nous donner l’illusion qu’il agonise en ses extases. Et sa renommée grandit.

Malheureusement, il existe près de Nedromah une confrérie de Taibyah que gouverne un chérif venu d’Ouezzan-la-Sainte, un prestigieux chérif marocain, thaumaturge admirable qui vend, même aux colons français et espagnols, ses infaillibles amulettes.

Sur ces mots hasardeux, le cheick inquiet rougit.

  1. Droit d’aumône et sorte de prébende en pays d’Islam.
  2. Chapelles de pèlerinage.