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Avec un air de réprobation affectée, le professeur Tahar réplique :

— Oh ! nous laisseriez-vous croire à une empreinte de l’Islam sur les chrétiens ?

— Inch Allah ! répond El-Djamii en riant, et il continue : Le succès du vénéré marocain d’Ouezzan risquait de ruiner à jamais l’avenir religieux de Ben Chélia. Comme ce seigneur ne manque pas de génie politique, il découvrit lui-même, au Maroc, un chérif âgé, simple d’esprit, mais de cœur pur, Ben Sliman, et l’établit près de Nedromah. Désormais, il peut opposer chérif à chérif. Les Nedromi ne savent plus à quel saint personnage se vouer. Enfin, comble d’adresse, Chadli Ben Chélia, cet ancien féodal qui ne comptait aucune célébrité sacerdotale dans sa famille, vient d’épouser l’unique fille de seize ans de ce vénérable marocain. Si Ben Sliman meurt, et plaise à Dieu ! Chélia, son gendre, hérite de son chérifat et devient une puissance sacrée.

— Et alors, la France est en danger ? dit froidement le professeur à la médersa.

Après une réflexion pendant laquelle il ferme ses paupières et joint les pouces sur sa poitrine, le cheick répond :

— Je ne crois pas que de si vastes desseins hantent l’esprit de Chadli. Ce qu’il lui faut, c’est du prestige. Le prestige lui est aussi nécessaire pour vivre que le pain. Dominer par le turban vert, le burnous de pourpre, le sabre ou le bâton maraboutique, il faut aux Chélia la prééminence. Peut-on leur en faire un crime ? Leur sang de dominateurs réclame le premier rang. Avec quelques décorations et quelques sinécures, la France les eût conquis.

Puis, El Djamii fait tourner ses pouces l’un autour de l’autre et incline sa tête aux joues rebondies. Il écoute le chant de ses canaris, don d’un prince tunisien, et respire l’oliban dont le parfum nous arrive de la mosquée. Là-bas, sous la nef ténébreuse, des fidèles récitent des litanies coraniques d’un air si monotone, qu’à distance, leur psalmodie semble le ron-ron de chats caressés.

— Le Miséricordieux soit loué ! murmure enfin le cheick : quant à moi, je me sens l’âme discrète d’une violette, et, de même que ces fleurs vivent sous les oliviers, je me réjouis de végéter à l’ombre de Sidi Bou-Médine.