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— Cette famille se rend au tombeau de Sidi Yahya Ben Younès, demander la guérison de cet enfant, prononça Si Chadli.

Son sourire ambigu reparut sur sa bouche mince, lorsqu’il continua :

— Etrange confusion ! mes coreligionnaires se doutent-ils que Yahya Ben Younès cache le saint chrétien : Longinus, fils de Joseph. Un bois sacré entoure cet apôtre du Christ que, seuls, les musulmans invoquent dans la « kouba » qu’ils lui ont édifiée.

Devant le bureau de Ben Chélia, une européenne traversait la chaussée. Dédaigneux, il la toise en murmurant :

— L’époux de cette dame la fait surveiller par ses serviteurs indigènes. S’il l’osait, il la cloîtrerait. Ah ! ah ! l’ambiance agit en Afrique. C’est notre petite revanche. Combien de Françaises, en Algérie, s’enferment peu à peu dans leur logis et finissent par prendre goût aux mœurs de nos Mauresques. Je vous citerai la veuve d’un de vos hardis explorateurs du Maroc, qui, depuis trente années, ne sort plus guère de sa grande villa meublée à l’arabe avec les souvenirs rapportés par son mari. Même dans la ville d’Alger, si française, combien de ménages subissent notre influence à leur insu ! Dieu me pardonne ! à mes retours de Paris, quand je me retrouve dans la société européenne de mon Afrique natale, j’éprouve le sentiment que nous commençons à l’islamiser [1] !

Un sourire illumine Ben Chélia qui reprend, les mains levées :

— Remporterions-nous une secrète victoire ?

Plus sérieusement, il dit encore :

— Il faut toujours compter avec le climat. Le brûlant soleil, voilà l’arbitre de nos destinées. Laissons les générations succéder aux générations, et le feu du ciel, sa langueur et sa lumière, accompliront leur œuvre. On est normand en Normandie et provençal en Provence. Avant quelques siècles, l’Algérie ne comptera plus que des Algériens !

Tapotant avec le bout de son bâton le plancher, Chadli, tout en souriant à ses babouches de maroquin abandonnées devant le banc, chuchote :

  1. Opinion toute personnelle d’un musulman.