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lisais ces pensées moqueuses : « Ce bonhomme d’Afrique peut-il rien comprendre à nos travaux et saura-t-il persuader ses Africains de notre supériorité ? « La cervelle des « bicots » n’est-elle point irrémédiablement cristallisée dans les formes d’un passé suranné ? « 

En face du cabinet de consultations de Chadli, un joueur de pipeau, aveugle, qu’accompagnait un Marocain en djellabah d’une écarlate fanée, s’était adossé à la muraille. C’étaient de ces chanteurs nomades qui traversent l’Afrique du Nord en psalmodiant l’épopée de leur race. Entre chaque strophe du récitateur moghrebien, la flûte soupirait et la peau sonore de la « darbouka « rythmait les derniers vers. Ainsi, jadis, l’Iliade dut être produite aux foules émerveillées des Grecs à la longue chevelure.

Laissant tomber son front sur ses paumes, l’orgueilleux Ben Chélia, descendant des princes de cette province, présenta tout à coup l’image d’un vaincu :

— Pas de moyen terme, prononça-t-il, ou bien, dans l’avenir, notre Islam s’effacera, ou bien la civilisation des Européens devra revenir à notre idéal ?

Disparaitre ! L’œuvre de Dieu peut-elle s’évaporer comme les vapeurs du ciel ?

A cette interrogation le gros Ali roula d’une hanche sur l’autre et la cadence du tam-tam des troubadours arabes semblait régler le mouvement de son oscillation.


— Chadli Ben Chélia, un sage ? un résigné ! s’écrie gaiement M. E... Quelle plaisanterie ! Les plaintes de ce seigneur dépossédé ne cessent de retentir. Ce magnifique gentilhomme algérien me parait bien représentatif de sa race inquiète et pour laquelle l’Islam fut encore un opium insuffisant.

« En Chadli Ben Chélia deux âmes contraires se font une guerre perpétuelle. Parfois l’esprit philosophique l’emporte chez ce chef, ancien élève de nos lycées, et souvent aussi son vieux cœur d’Africain lui fait chérir des sectateurs fanatiques qui ne peuvent pas vouloir notre bien. Tour à tour charitable ou avide, peu scrupuleux et fastueux, faux ou chevaleresque, Ben Chélia peut trahir un jour son ami et se sacrifier le lendemain pour son ennemi. Cet aristocrate du burnous possède l’art de savoir