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paraître. Il charme et conquiert. Les vertus qu’il proclame, il semble les pratiquer. Jadis nos ministres, des préfets et quelques généraux crurent en lui. A cette époque, peut-être était-il vraiment sincère ? A la vérité, ce seigneur qui séduisait nos Parisiennes par sa galanterie poétique et imagée, naquit trop tard dans un monde trop discipliné. La vie moderne encage Ben Chélia et ce grand aigle s’est brisé à nos grilles. Ce féodal ne comprend pas encore que nous ne sommes plus aux temps médiévaux et qu’il existe une justice régulière et des lois égales pour tous. Au milieu du cercle de fer de nos institutions, il tourne et se retourne, sans, autorité et sans fortune, désolé de ne pouvoir conquérir l’une et l’autre.

« Par désespoir, Chadli s’est jeté dans un maraboutisme qui lui promet des miracles, et ce septuagénaire s’est remarié à la fille unique d’un chérif, afin d’en obtenir une postérité chérifienne. A tous ses malheurs, — et il en est d’injustifiés, — Ben Chélia tient tête et son ambition attend encore l’impossible de l’avenir. En somme, ce personnage de haute allure mérite de la pitié, quelque intérêt et notre surveillance la plus attentive. Avant que vous ne vous rendiez à l’invitation de ce prince déchu, j’ai voulu vous esquisser son portrait. J’ajouterai cette anecdote qui caractérise ce chef arabe. Une quête ayant été faite pour une œuvre de guerre, Chadli nous remit un don royal. Or, le mois suivant, on surprit ce généreux donateur comme il faisait planter des arbres autour d’un terrain dérobé par lui sur un bien domanial. Quand la remarque lui en fut faite, il rit de bon cœur en nous disant : « Je vous ai remis un sac d’or et je vous prends un « douro. »

Nous sommes quatre Français invités chez le seigneur Ben Chélia. Une horloge tinte dix coups sous un ciel dont les étoiles entourées d’un halo paraissent des veilleuses enfermées dans des lanternes de papier. La mousseline d’un nuage voile à moitié la lune et l’on dirait une musulmane couvrant ses joues par pudeur. Perchées sur des arbres, quelques hulottes chuintent et leurs appels mélancoliques se répondent de quartier à quartier.

Nous traversons les pâles venelles de Nedromah et des gardiens de nuit, enveloppés dans leurs burnous comme dans des suaires, sont étendus au seuil des boutiques qu’ils doivent sur- veiller. Les couloirs bleuâtres et jaunâtres du « mellah « sont traversés. Quelques porteurs de fanaux occupent la croisée de