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rues tortueuses. Leurs lumières dorent les tissus de leurs tuniques en leur communiquant une sorte de diaphanéïté. Au bruit de nos pas, lanternes hautes, ils s’avancent vers nous et, comme on ne les entend pas marcher sur leurs molles babouches, ils paraissent des fantômes aux grandes ailes laineuses. A leur suite nous franchissons une voûte blafarde. A la base d’un escalier extérieur, une grande statue de pierre blanche est éclairée verticalement par deux flambeaux qu’élève à bout de bras un nègre posté sur un palier supérieur. Brusquement la statue s’anime et, sous un capuchon blanc, le visage d’un Arabe à la barbe noire frisée, se découvre. A la flamme des lampes ses larges yeux scintillent comme du jais. M’hamed, fils aîné de Ben Chélia, nous précède, en se retournant à chaque degré pour nous sourire de toutes ses dents et nous saluer. Il faut gravir des escaliers biscornus et rébarbatifs qui semblent les avancées périlleuses d’une place de guerre avant d’atteindre un vestibule où le seigneur Chadli, en gandourah bleu de mer, nous attend, solennel et presque sévère. Sa bouche mince exprime l’amertume et le souci bride ses yeux agrandis par le fard. Des rides en éventail remontent vers ses tempes et lui donnent une expression à la fois sarcastique et désolée. D’abord il nous observe d’un regard fureteur, comme s’il se défiait de lui-même ou de ses hôtes ; enfin il s’écrie avec une feinte humilité :

— Excusez-moi de vous recevoir avec cette mesquinerie. Si les Ben Chélia furent presque les rois des Traras, il ne leur reste que le souvenir de leur prospérité. La volonté de Dieu nous réduit à cette pauvre maison. Que le Rétributeur soit béni !

Superbe de dignité, Chadli nous introduit dans son salon. Aussitôt arrivé dans cette pièce, il s’empresse avec courtoisie autour des dames françaises qui voulurent bien accepter son invitation. Le grand marabout halluciné des Derkaoua s’efface devant le galant gentilhomme, qui, s’il était vêtu en pourpoint de l’ancien régime, donnerait de la jalousie à un petit maître.

Le vaste salon de Chadli se ressent du fâcheux goût des Arabes, nos contemporains. Des sièges de style simili-oriental de la « Place Clichy, » meublent cette salle pavée de céramiques. Aux murailles, peinturlurées à l’italienne, sont suspendues des étagères aux nuances vives et quelques glaces. Une vingtaine de hauts chandeliers de cuivre, semés au hasard, assurent l’éclairage. Brodées de laines éclatantes, quelques nattes sont jetées