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Quand c’est que, mangeant sous Dorat d’un même pain,
En même chambre nous veillions, toi tout le soir,
Et moi devançant l’aube dès le grand matin.

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Dorat lut « de plein vol » à Ronsard le Prométhée d’Eschyle, « pour le mettre au plus haut goût d’une poésie qui n’avait encore passé la mer de deçà. » Et Ronsard : « Quoi ! mon maître, m’avez-vous caché si longtemps ces richesses ? » Et Ronsard disait que Dorat lui avait « appris la poésie. » L’influence de Dorat sur toute la Pléiade est merveilleuse. Ronsard l’appelle « réveil de la science morte ; » Binet l’appelle « source de tous nos poètes ; » Rémi Belleau dit que, par le labeur de Dorat, « se sont polis mille gentils esprits à la connaissance des lettres, ayant été un des premiers qui a soigneusement recueilli les cendres de la vénérable antiquité ; » André Thevet salue en lui le « père de toute la troupe ; » Edouard du Monin, l’ « homérique Lucine des Français ; » Etienne Tabouret voit sortir de lui « comme d’un cheval Troyen les meilleurs esprits de notre France. » Voilà quel a été Jean Dorat.

C’était un petit homme, pâle et de chétif aspect ; Limousin de naissance, et qui aurait eu le visage des paysans de sa province : mais une flamme l’animait. Il y a, au Cabinet des Estampes, un ravissant portrait de lui ; M. de Nolhac se demande si ce n’est point une œuvre de Nicolas Denisot. Mince visage, aux traits tirés, émacié par l’étude, par les veilles longues, un visage marqué du beau métier de pensée. Les yeux sont pleins d’une rêverie analogue à une tristesse ; pourtant ce serait, plutôt que tristesse, l’enchantement de poésie. Et la bouche, qu’on devine très mobile, est bien faite pour l’éloquence. A regarder ce visage, on imagine comme s’y éveillait le sourire, le sérieux sourire d’un lettré content lorsque les Muses de Grèce et d’Italie revivaient à son commentaire.

Moins jeune, il sera plus gai, joyeux même dans les occasions favorables. Il aura un peu plus d’argent et recevra, dans sa maison du faubourg Saint-Victor, « séjour des Muses, » ses amis et amis des Muses : il les régalera de bons repas. En attendant, il les accompagne au cabaret volontiers, ou aux champs, à Villeneuve ou à Médan, si le savant et bien aimable conseiller Jean Brinon les invite à dîner avec la belle Sidère, sa bien-aimée... « A une réunion du premier janvier, il apporte en étrennes au châtelain un charmant poème, contant comment la nymphe Villanis fut métamorphosée en une source qu’il veut rendre aussi fameuse que la fontaine Bandusie ; et il se fait acclamer à table en le récitant, par la troupe des poètes que mène