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violemment aux « Barbares, » c’est risquer de piétiner éternellement sur place, dans le plus stérile des isolements. La meilleure manière de cultiver son moi, et même de le conquérir, et de le « prendre en main, » c’est, au fond, de se mêler modestement aux « Barbares, » et de s’aider d’eux pour se mieux connaître et pour enrichir son propre fonds. C’est pour l’avoir senti sans doute que M. Barrès a recours à ceux qu’il appelle les « intercesseurs, » et qui sont, en l’occurrence. Benjamin Constant et Sainte-Beuve. Mais, à méditer leurs livres, il n’éprouve bientôt plus qu’une grande sécheresse. Or, voici qu’à entrer dans une église de Lorraine, à visiter les tombes qui l’entourent, à voir les paysans lorrains peiner sur leur dur labeur héréditaire, il se découvre une sensibilité toute neuve. Mis en goût par cette découverte, il étudie l’histoire de la Lorraine, et, se retrouvant l’un des fils de cette race qui a eu si fortement le sentiment du devoir sous la forme de bravoure militaire, il se donne pour mission d’approfondir et d’exprimer le génie ethnique où il a ses propres racines. Puis il part pour l’Italie : là, à Milan, à Venise, il a la révélation d’une beauté nouvelle qui, pour lui être en partie étrangère, ne lui en est pas moins vénérable et chère. Et à Milan même, devant un dessin du Vinci, il entrevoit que la seule attitude qui convienne en face du « Barbare, » ce n’est ni le mépris, ni la haine, mais l’acceptation. Il a débuté par l’individualisme absolu : il aboutit maintenant à l’altruisme. Son moi tend à se dissoudre et à s’absorber dans le non-moi. Il a rêvé d’être « un homme libre : » sa « libération » commencera à sa « soumission. »

Enfin, dans le Jardin de Bérénice, il fait un dernier pas. À travers les jolis détours d’une pensée étrangement capricieuse, folâtre et, — le mot est de M. Anatole France[1], — un peu « perverse, » l’idée qui se faisait jour dans ce livre est que le fond de notre être est l’instinct, l’inconscient, et qu’il nous faut imiter et aimer les humbles, les simples qui, sans tant raffiner, s’abandonnent aux tendances fondamentales de notre nature. « Tout notre raisonnement, a dit Pascal, se réduit à céder au sentiment. » M. Barrès dirait volontiers quelque chose d’analogue : « C’est l’instinct, bien supérieur à l’analyse, qui fait l’avenir. C’est lui seul qui domine les parties inexplorées de

  1. Anatole France, la Vie littéraire, t. IV, p. 225.