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— C’est l’Empereur qui règne ; mais c’est l’Impératrice qui gouverne... sous l’inspiration de Raspoutine. Hélas ! Que Dieu nous protège !



Vendredi, 4 août.

Promenade solitaire en automobile, sur la route de Sestroretzk, qui borde au Nord la baie de Cronstadt. L’azur profond du ciel, la sérénité de la lumière, l’éloignement infini de l’horizon, la respiration large et paisible des flots composent un merveilleux décor de recueillement.

Je réfléchis aux perspectives sombres que la disgrâce de Sazonow m’oblige à entrevoir. Plus que jamais, l’avenir m’apparaît, selon la belle expression de Bossuet, « une nuit d’énigmes et d’obscurités. » Dorénavant, je dois admettre comme possible une défection de la Russie : c’est une éventualité qui doit entrer désormais dans les calculs politiques et stratégiques du Gouvernement français. Certes, l’empereur Nicolas demeurera jusqu’au bout fidèle à notre alliance ; je n’éprouve aucune inquiétude à cet égard. Mais il n’est pas immortel. Combien de Russes, à l’heure présente, même et surtout dans son entourage intime, souhaitent secrètement sa disparition ! Que se passerait-il avec un changement de règne ? Là-dessus, je ne me fais pas d’illusion : la défection de la Russie serait immédiate. D’ailleurs n’y a-t-il pas un précédent historique ? Puis-je oublier la fin de la guerre de Sept Ans et que Pierre III, à peine monté sur le trône, n’eut rien de plus pressé que de lâcher l’alliance française pour se réconcilier honteusement avec Frédéric II ?... J’examine tous les aspects et toutes les conséquences de cette hypothèse. Quelque sévérité que j’apporte à cet examen, ce m’est un grand soulagement de reconnaître que ma foi dans notre victoire finale reste inébranlable... Mais une idée qui, à plusieurs reprises déjà m’avait traversé l’esprit, s’arrête et s’affirme au fond de moi comme la conclusion logique de mes réflexions. Ma conception première de notre victoire finale était trop simpliste. Que l’Allemagne et l’Autriche soient vouées à la défaite, nul doute, c’est sur ce point que ma foi reste inébranlable. Mais, avant que le destin des Empires germaniques ne s’accomplisse, un temps très long s’écoulera, d’autant plus long que l’effort russe sera moins énergique. Si la Russie ne trouve pas en soi la force de jouer son rôle d’alliée jusqu’à la dernière heure, si elle se