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bouches de la forme sont ouvertes. Une statue gigantesque se fond.

Je me retourne. Je descends. Je vacille dans un léger vertige. La soif me dévore. Je demande en grâce une gorgée d’eau. Les femmes du peuple, pressées, m’entourent de pitié, tandis que j’attends. Une main rude me tend le verre d’eau lustrale. Je me désaltère et je me purifie. Je bois et je fais la libation qui précède le sacrifice.

Je descends. Je ne sais qui me porte. Tout est ardeur et clameur, création et ivresse, menace et victoire, sous un ciel étouffant de bataille où sifflent les flèches des hirondelles.

Nous souffrons d’être sans armes. Nous souffrons de ne pas combattre, de n’être pas changés en une ruée de légions rapides qui franchissent la frontière injuste.

Des jeunes gens échevelés, au visage fou, ruisselants de sueur comme après la lutte, se jettent contre les roues de ma voiture comme pour se briser. Des ouvriers noircis par les scories du travail, courbés par l’attention, déformés par l’effort, des ouvriers de tous métiers qui me semblent avoir tous manié le marteau, battu sur l’enclume le fer rouge, me tendent leurs mains fortes comme pour m’empoigner et pour me broyer dans leur amour soudain.

Des femmes du peuple, puissamment sculptées comme la mère des deux tribuns, du même geste me lancent une fleur et offrent un fils à la guerre.

Le bord d’un, drapeau me bande les yeux. C’est le drapeau rouge de Trieste. Je l’ai sans cesse sur la tête. Par instants, il ondoie, s’abaisse et me couvre. Avec mon angoisse je gonfle ses plis.

Je perçois, dans l’ombre rouge de ses plis, le premier tintement de la cloche Capitoline. Mon cœur se fend. Je me lève. La voiture s’arrête. La foule se tait. Ce n’est plus qu’une chaîne de vertèbres parcourue par un même frisson.

La cloche sonne à toute volée. Le grondement du bronze pénètre dans toutes les moelles. Un hurlement immense le domine. La guerre ! la guerre !

Sonne-t-elle du fond des siècles morts ? Sonne-t-elle du fond des siècles à venir ? Nous sommes emportés par la vingtième onde des siècles, — dix et dix, — par le second flot latin, le plus grand.