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Les voix familières semblent devenues arides et étrangères.

De toute mon âme, il ne me reste qu’une sourde rancœur contre moi-même, enfouie dans mon corps desséché.

L’ombre a la pâleur de l’abandon.

Je repense à ce blessé que nous retrouvâmes dans une écurie déserte, abandonné là depuis six jours, au milieu de l’horrible puanteur de ses jambes envahies par la gangrène gazeuse, avec, dans la bouche, quelques brins de paille mâchée.

Ne veillait sur lui qu’un licol usé, suspendu à l’anneau d’une mangeoire vide.


Quelqu’un dans la pièce voisine lit je ne sais quoi à haute voix. J’ai entendu froisser la feuille, mais je ne saisis les mots que par bribes.

J’ai la tête plus basse que les pieds, les pieds joints, les coudes contre les flancs, la bouche ouverte et aride, le cœur angoissé. Je commence à m’engourdir dans ma transpiration pénible.

J’entends le nom de Patrie ; et un grand frisson me traverse.

J’entends de nouveau le nom de Patrie ; et le même frisson me passe par toutes les moelles.

De ma torpeur, de ma sueur, de ma souffrance, de mon accablement, de mon désespoir naît un bien qu’on ne saurait exprimer.

« La prunelle de l’œil droit : « ne dit-on point cela pour désigner ce qu’on a de plus cher ? « Tu as donné la prunelle de ton œil droit à celle que tu aimes ; ta prunelle de voyant, ta lumière de poète. »

La fierté est toujours prompte à se redresser. Hélas ! une main douce et sévère la rappelle à l’humilité.

Viennent autour de mon lit ces soldats aveugles qui se pressèrent autour de mon brancard, dans cette ambulance de campagne où je fis le premier arrêt. Il y a celui qui n’a qu’un œil bandé ; il y a celui qui a un large bandeau autour de la tête, taché de sang. Il y a celui qui me regarde de son œil découvert et qui pleure. Il y a celui qui, ne pouvant me voir, timidement, me touche et tremble. Ils sont mes frères. Personne, jamais, ne fut pour moi plus voisin qu’ils ne le sont.

C’était un matin gris et cru. Le tonnerre des obusiers secouait