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le jour autour du soleil, comme le vent dispersé la cendre d’un tronc qui se consume. Des las brillants de charbon autour des arbres dépouillés, sur la rive de l’Ausa, noire comme le biez d’une foulerie. Rien de plus.

Sur le seuil de l’ambulance, le blanc des pansements traversés par le sang, la pauvre chair mise hors de combat, la bouche inquiète de celui qui ne voit plus, l’odeur tenace de la tranchée et de la caverne, la stupeur de la bataille obscurcie. Rien de plus.

Les blessés murmurèrent mon nom et se pressèrent dans le couloir, tout émus. Au lieu du casque de fer, ils portaient le turban de ouate et de crêpe. Quelques-uns renversaient la tête pour tenter de m’apercevoir par dessous leur bandeau. Je souriais, le front haut, comme dans le cheminement battu par l’ennemi, en disant : « Courage, mes enfants ! « 

Un de ceux qui avaient les deux yeux bandés m’appela par mon nom de baptême. C’était un soldat de ma terre des Abruzzes. Il balbutiait, il voulait savoir ce que j’avais.

J’étais fatigué et à jeun, à bout de forces. Avant de me conduire dans la chambre noire pour m’examiner, le médecin me fit étendre sur un brancard couvert d’un drap blanc. Je me couchai sur le dos. L’onde violacée palpitait dans mon œil perdu et l’autre s’éblouissait dans le vertige. Je fermai à demi les paupières. Avec un bruit sourd de désespoir dans ma poitrine, j’entendis passer au-dessus de l’ambulance, le frémissement d’une aile de bataille. Le frémissement emporta le restant de mes forces. Il me disait : « Jamais plus ! Jamais plus ! Jamais plus ! « 

Alors le piétinement et la rumeur des voix m’avertirent que les blessés forçaient le seuil. Alors ceux qui n’avaient qu’un œil atteint s’approchèrent et se tinrent près du brancard. Les blessés des deux yeux vinrent, eux aussi, et restèrent autour du brancard. Ils se taisaient. Je les entendais respirer, soupirer. J’entrevoyais ceux qui se trouvaient à ma gauche, l’inclinaison apitoyée de leurs turbans de lin, leurs bouches affligées, leurs mains résignées.

J’avais pitié d’eux comme ils avaient pitié de moi. J’étais leur compagnon ; ils étaient mes égaux. J’étais dépouillé de tout privilège, sans particularité, sans relief, sans autre gloire que mon humble sacrifice. Je ne souffrais pas de mon mal ; je