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souffrais de ne pouvoir plus combattre, de n’avoir plus mes ailes, mes armes, ma tâche. J’étais mis hors la guerre, éloigné du feu, exclu de la forge où se fondait la substance neuve.

Quel était l’aspect de mon visage ? Je touchais en cet instant le fond de la tristesse et de la douceur. Jamais rien dans la vie ne m’avait fait ni tant de mal ni tant de bien. Quel était mon aspect patient, sur ce drap, sur ce brancard où tant d’autres simples soldats avaient été couchés ? Je me sentais défaillir.

Alors un d’eux fit doucement, en secouant sa tête bandée, avec l’accent naïf de son pays, avec une piété étonnée, un d’eux fit : « Et c’t homme-là c’est lui ! « 

Et je n’oublierai jamais sa voix. Et, si je savais où la retrouver, partout je la chercherais.


Un tressaillement plus profond que l’abime de mes propres maux, plus sombre que toute ma substance et que toute ma douleur.

Un ébranlement atroce qui me déracine de moi-même, et qui me précipite dans une horreur inconnue de sang et d’esprit où je ne sais si de nouveau je nais, si de nouveau je meurs.

C’est ma mère ! C’est ma mère ! C’est ma mère qui s’attache à mes os, qui se retourne dans mon obscurité, qui se refait chair de ma chair, accablement de ma torture.

Elle était en moi, profondément en moi, au temps de la lutte et de la colère. Je la portais tout au fond de moi comme elle me porta, vivant, dans son haleine et dans son pouls.

Elle bondissait avec mon courage ; elle dominait avec moi tout l’espace ; elle se penchait avec moi sur la ruine et l’incendie ; elle se gonflait dans mon cri avec les veines de mon cou.

Elle criait : « C’est moi ! C’est moi ! Me voici ! « Elle était la voix de mon offrande même. Elle s’offrait aux risques, elle s’exposait à la mutilation et à la tuerie.

Elle s’obscurcissait dans mon lourd sommeil, elle s’appesantissait sur la terre dure, elle s’engourdissait dans mon bras replié sous ma tête, elle endurait ma nuit.

Je ne la regardais point ; je ne l’appelais point. Son regard était mon regard, son nom était mon nom. Il n’y avait pas une arme dans toute la violence du monde qui put trancher le lien maternel.