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affrontant le cyclone avec intrépidité et se refusant à courber le front. Son indomptable confiance en ses imprescriptibles droits était un reproche pour les uns, un remords pour d’autres, une leçon pour tous ; des indifférents, même, en étaient frappés : un officier de Napoléon porteur d’une dépêche à destination de Saint-Pétersbourg et voyageant à grande allure, traverse, un soir d’août 1807, une petite ville russe. C’est la poste : on relaie. A l’auberge, l’officier s’étonne d’entendre tout le monde parler français ; la plupart des hommes qui sont là ont à la boutonnière un ruban rouge. — Qu’est-ce ? La légion d’honneur ? — Non, l’ordre de Saint-Louis. — Comment donc s’appelle cette bourgade ? — Mitau. On est en France, en vieille France. Remonté dans sa chaise de poste qui, de nouveau, brûle le pavé, le courrier de l’Empereur, se penchant, aperçoit, dominant les toits de la ville, la longue et superbe façade, toute éclairée, du château qui abrite la royauté proscrite. De ce rapide coup d’œil germera dans son esprit une hantise inconsciente : cet officier de Napoléon, à dix ans de là sera aux Tuileries, gentilhomme de la chambre du roi Louis XVIII. Cette hantise, bien d’autres la subissent : le grand perturbateur, celui qui secoue et domine le monde. Napoléon, à l’apogée de sa gloire, en est lui-même obsédé. Il savait bien que « dix siècles d’histoire ne pouvaient être effacés par les événements de dix années, » et, dans ses retours de conscience, l’idée le harcelait que la restauration des Bourbons était fatale. — « Je ne suis pas éloigné de croire, notait Pasquier, que, dans son orgueil, il était flatté de ne pouvoir être remplacé que par cette auguste dynastie. » Ça le gênait qu’il y eût là-bas, au fond de la Courlande, un rival sans un canon, sans un soldat, et plus puissant que lui pourtant à cause du principe dont ce banni était le représentant : — « Ah ! Si j’étais seulement mon petit-fils ! » murmurait-il en contemplant avec tristesse son œuvre éphémère. Pour se délivrer de ce cauchemar, il tenta « d’acheter » à l’exilé son indélébile prérogative : un Prussien eut la platitude de transmettre la proposition ; la réponse de l’exilé fut superbe : — « Bonaparte se trompe s’il croit m’engager à transiger sur mes droits... Il les établirait lui-même, s’ils pouvaient être litigieux, par la démarche qu’il fait en ce moment ». Et comme le Prussien insistait, alléguant que, par ce refus hautain, le Roi s’exposait à perdre les subsides pécuniaires de la Russie, déjà