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à relever dans cet éloquent et pénétrant morceau, et qui sont, comme eût dit Sainte-Beuve, « devinées de poète à poète ! »


Qu’a-t-il donc, ce Dante, pour attirer les grandes âmes ? Qu’a-t-il à leur offrir ? Il leur offre l’expérience d’une vie complète. On le dénature quand on le fixe par une épithète saisissante dans une seule attitude. Le sombre Alighieri ! Qu’est-ce à dire ? Ceux-là peuvent se contenter de cette épithète qui se sont bornés à relire son Enfer et n’ont pas poussé plus loin... Connaissez-vous son portrait du Bargello de Florence ?... Voilà le jeune victorieux qu’il fut avant de devenir le vieux vaincu, popularisé par le buste de Naples. Et en lui toute la culture de son époque... Vox privata, s’écrie-t-il encore en parlant de lui-même. Nous connaissons cette voix si fière. C’est la voix des Milton, des Voltaire, des Chateaubriand, des Hugo. Dante a reçu sa mission de son génie d’artiste. Il possède une conception architecturale de la société et ne peut se passer de la faire connaître. Tout homme, pourvu seulement qu’il soit un être de grandes pensées, trouve en lui un élargissement de son âme et des espaces pour son rêve [1].


Mais tout serait à citer dans ce noble discours. Ce jour-là encore, M. Maurice Barrès a eu la bonne fortune d’exprimer « la pensée de la France. »


Arrivé au terme de cette longue étude, je suis pris d’un scrupule. A suivre dans tous ses méandres une pensée très mobile, très accueillante et très diverse, en ai-je bien saisi et fait sentir la suite et l’unité ? N’ai-je pas, à plus d’une reprise, laissé la ligne de ce robuste, souple et complexe talent se briser entre mes lourdes mains de critique ? Certes, il a beaucoup changé, et dans le grave orateur du Génie du Rhin et du discours sur Dante, il serait assez difficile de reconnaître le biographe amusé de Bérénice. Mais qu’on aille au fond des choses : il a évolué, il s’est développé, épanoui, plus qu’il n’a changé. L’auteur des Barbares avait « de l’avenir » et des parties sérieuses dans l’esprit ; et d’autre part, en cherchant bien, il ne serait pas impossible de trouver çà et là dans ses derniers ouvrages, encore un peu d’égotisme et de dilettantisme littéraire. N’ayons pas le pharisaïsme de nous en étonner. Ce qui est certain, c’est que le romancier des Déracinés a très librement, mais très fidèlement suivi le mouvement de la pensée de son temps. Parti du pur individualisme, il a progressivement élargi

  1. La grande Mission de Dante, Revue hebdomadaire, 11 juin 1921.