Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 7.djvu/95

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Derrière la Forteresse de Pétropavlowsk, au bord du canal Kronversky, s’étend un vaste édifice qui renferme des salles de concert et de théâtre, des cinémas, des promenoirs, des restaurants. La construction est d’une extrême sobriété. L’architecte s’est proposé de créer de grands espaces couverts et ingénieusement distribués ; rien de plus ; tout est subordonné à l’ordonnance et à l’adaptation.

La pensée du Tsar était de procurer aux classes populaires la faculté de se divertir, pour un prix très minime, dans un local bien clos et chauffé ; il y voyait aussi un moyen détourné de combattre l’influence démoralisatrice des cabarets et l’action pernicieuse de l’alcool ; car la vodka ne pénètre pas dans l’établissement.

L’entreprise a remarquablement réussi ; la mode même s’y est mise. Les plus célèbres acteurs, les premiers virtuoses, les meilleurs orchestres tiennent à honneur de se faire entendre au Narodny Dom. Ainsi, pour une vingtaine de kopecks, la foule des humbles peut connaître les plus belles expressions de l’art musical et dramatique. Au parterre, quelques loges et quelques rangées de fauteuils s’offrent, pour deux ou trois roubles, aux gens plus fortunés ; on y va en costume très simple. La salle est toujours comble.

Ce soir, l’admirable Chaliapine chante le Don Quichotte de Massenet. J’ai invité dans ma loge la princesse D..., Mme P... et Sazonow.

Voilà plusieurs fois que j’entends Don Quichotte ici même. L’œuvre n’est certes pas une des plus heureuses qu’ait écrites Massenet ; on y sent trop les défauts du maître vieillissant, la facture hâtive, le développement artificiel et banal. Mais Chaliapine a trouvé, dans les mésaventures de l’hidalgo, l’occasion de porter au plus haut degré son art de composition, sa largeur de style, sa puissance dramatique. Chaque fois, j’ai remarqué l’intérêt passionné que le public prend au caractère du personnage et à l’action. J’en ai cherché la cause. A première vue, le roman de Cervantès, ce chef-d’œuvre de belle humeur, de bon sens, de sagesse, de raillerie sans amertume, de scepticisme sans désenchantement, n’a rien de russe. Mais, à la réflexion, j’ai découvert plusieurs traits qui doivent toucher les Russes ; par exemple, la générosité, la mansuétude, la pitié, la résignation au malheur, enfin et surtout l’attrait de la chimère, la