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force persuasive de l’idée fixe, le continuel mélange de l’hallucination et de la raison.

Après la scène de la mort, où Chaliapine se surpasse, Sazonow me dit :

— C’est de toute beauté, c’est sublime !... C’est presque religieux.



Jeudi, 16 mars.

Sazonow me déclare que le Gouvernement impérial approuve l’accord établi entre les Cabinets de Paris et de Londres au sujet de l’Asie-Mineure, sauf en ce qui concerne le Kurdistan que la Russie désire s’annexer ainsi que les régions de Trébizonde, d’Erzeroum, de Bitlis et de Van. En revanche, il propose à la France de s’attribuer les régions de Diarbékir, de Karpour et de Siwas.

L’acquiescement de Briand ne fait pas doute pour moi ; la question est donc ainsi tranchée.



Vendredi, 17 mars.

J’ai invité ce soir, à dîner, quelques mélomanes, l’excellent peintre et critique Alexandre-Nicolaïéwitch Benois, les jeunes compositeurs Karatouguine et Prokofiew, la cantatrice Mme Nazmanowa, puis les intimes de l’Ambassade...

Mme Nazmanowa nous chante, d’une voix chaude, avec une expression frémissante et contenue, quelques mélodies de Balakirew, de Borodine, de Moussorgsky, de Liapounow, de Stravinsky. Élégiaques, berçantes ou pathétiques, toutes ces romances trahissent leur origine populaire. C’est par des chants, nés dans les longues veillées des isbas ou sur l’espace infini des steppes, que s’épanche depuis des siècles la tristesse de l’âme russe, une tristesse qui est le plus souvent flottante et rêveuse, mais qui atteint parfois au désespoir farouche. Maxime Gorky a puissamment décrit l’ivresse douloureuse où la musique plonge le paysan russe. Pendant une pause de Mme Nazmanowa, un de mes convives, qui a beaucoup vécu parmi les paysans, me confirme la vérité morale d’un épisode qui m’a frappé, dans une nouvelle de l’amer et vigoureux écrivain. Un soir, deux moujiks, l’un estropié et l’autre poitrinaire, se rencontrent avec