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un contour musical d’une si frappante justesse, qu’il est impossible de se méprendre sur la qualité de chacun d’eux. Il les dessine et il les peint. Il les fait voir. Qu’il s’agisse d’un grand seigneur comme Don Juan, d’un gentilhomme comme Don Ottavio, d’une grande dame comme Donna Anna ou Donna Elvire, de villageois comme Zerline ou Mazetto, d’un dignitaire comme le Commandeur, d’un valet comme Leporello, toujours la forme musicale est l’image fidèle, nette et saisissante du personnage ; elle en reproduit le caractère, le rang, l’attitude noble ou vulgaire ; et cela non par ce procédé commode et banal d’unité factice qui consiste à coller, en manière d’étiquette, sur un personnage une formule une fois adoptée, et à la reproduire avec une persistance obsédante. L’unité, chez Mozart, c’est l’identité, non la monotonie ; c’est la permanence de l’individu sous la variété de l’accidentel ; c’est quelque chose d’analogue à la physionomie d’une écriture sous la différence des lettres dont elle se compose. »

Et pourtant, si pleine que soit la vie personnelle dont ils vivent, les personnages de Mozart s’élèvent, s’étendent constamment au-dessus, au delà d’eux-mêmes. Ils ne se contentent pas d’être : ils représentent et ils signifient. Ils prennent au sérieux l’enseignement que l’instituteur des jeunes Crépin donnait plaisamment à ses élèves : ils procèdent du particulier au général.

Gounod encore une fois a raison : « Nous nous reconnaissons tous en lui (en Mozart). » Mais en lui nous devinons aussi quelque chose de supérieur à nous, je veux dire l’idée, — au sens platonicien, — ou l’essence du sentiment que tel personnage exprime, et qui le dépasse. Ainsi dans le sextuor, lorsque Leporello, découvert sous le manteau de son maître et menacé de la bastonnade, supplie, à genoux, qu’elle lui soit épargnée, sa voix n’est pas seulement la sienne. Si vaste est la musique, et si haute, et si profonde, que dans la misérable requête d’un poltron de valet, nous croyons ouïr aussi toutes les plaintes, toutes les prières, celles même des plus nobles douleurs. Et la sérénade, fameuse entre toutes les sérénades, pour qui, pour quel « objet » Don Juan déguisé la chante-t-il ? Pour une camériste, une figurante, qu’on ne fait qu’entrevoir et qui disparaît. Mais la médiocrité de la destinataire, loin de le rabaisser, rehausserait plutôt le prix de l’exquise chanson. Qu’importe vers quelle fenêtre elle monte et quelle femme l’écoute, assurément sans la comprendre, si la divine beauté de la musique l’élève, l’ennoblit et pour jamais en fait un soupir de l’éternel, de l’idéal amour.