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une pauvresse dans un cabaret enfumé ; tous les trois sont épuisés de misère. » Chantons ! dit l’estropié. Pour mettre l’âme au point, il n’est rien de tel que la tristesse. Pour que l’âme s’allume, il faut lui jeter une chanson triste... » Et il commence à chanter, » comme s’il sanglotait, comme si sa gorge allait s’étrangler. » Son compagnon lui fait écho, mais d’une voix basse el gémissante, » en ne prononçant que les voyelles des mots. » Puis le contralto de la femme s’élève, rêveur, chaud et accablé. Une fois lancés, les trois chanteurs ne s’arrêtent plus : « Ils chantaient, hypnotisés par leurs voix, qui résonnaient tantôt lugubres et passionnées, tantôt semblables à une prière de repentir, tantôt douces et plaintives comme le chagrin d’un enfant, tantôt remplies d’angoisse et de désespérance comme toute belle chanson russe. Les sons pleuraient et planaient ; on eût dit parfois qu’ils allaient s’éteindre ; mais ils renaissaient aussitôt, ravivaient la note mourante, la projetaient de nouveau dans l’air, où elle se débattait un instant, puis tombait. La voix grêle de l’estropié soulignait cette agonie. Et la fille chantait. Et le phtisique sanglotait. Et cette chanson lamentable semblait devoir ne jamais finir... » Soudain, le poitrinaire s’écrie : « C’est assez ! Oh ! Taisez-vous, au nom du Christ !... Mon âme n’en peut plus ! Mon cœur me brûle comme un charbon ardent !... »

Pour finir la soirée, Karatouguine et Prokofiew jouent quelques fragments de leurs œuvres. Musique très savante. Le temps n’est plus où l’on reprochait aux compositeurs russes leur ignorance technique. La jeune école pèche plutôt par l’excès des préoccupations théoriques. Karatouguine me semble un médiocre adepte de Skriabine ; ce qu’il nous fait entendre ce soir est vide, compliqué, prolixe et prétentieux. Chez Prokofiew, au contraire, les idées abondent, mais elles sont comme écrasées par la recherche abusive des modulations rares et des sonorités imprévues. Sa suite de pièces, les Sarcasmes, me plaît néanmoins par beaucoup d’intelligence, de couleur et de sensibilité.



Samedi, 18 mars.

La Commission suprême, instituée par l’Empereur pour déterminer la responsabilité du général Soukhomlinow dans la crise des munitions et dans le désordre de l’Administration