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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/407

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les mettre encore et seras à la mode, puisque ce souci en est un pour toi. D’ailleurs je ne veux pas dire de mal de la mode ; elle me divertit et souvent me plaît ; et puis ne prouve-t-elle pas à quel point il est doux de s’unir dans la déraison ? Folle, elle est la puissance que nul ne conteste, à laquelle on se soumet en chœur et sans protester jamais ; c’est un pape grave et frivole.

Quitte donc ton air de ballerine et ta jupe écourtée ; revêts-toi d’un froc et prends l’air papelard ; décollette-toi « en bateau, » descends ta ceinture sur tes hanches, défais tes ourlets ; mélange avec art la forme des tuniques que tu vois sur les miniatures de Perse aux droites simarres, aux manches ailées des dames du moyen âge, réalise une sorte de Shéhérazade dans un couvent de moines très chrétiens ; ceins tes reins d’un rosaire de fantaisie ; et à la mode te voilà

Puis délaissant momentanément Shéhérazade pour Simbad le marin, revêts-toi d’un manteau de moire cirée, échappé tout neuf au naufrage et garni de toutes les plumes que l’on peut arracher, pour se tenir chaud, à toutes sortes de volatiles, habitant les rivages ou les îles. Ainsi tu seras charmante, sauvage, imprévue, et tu continueras à te sentir à la mode.

Pour en être plus sûre d’ailleurs, quitte un peu le manoir tranquille où tu fais des économies ; viens ici ; cours les couturiers, ébahis-toi du prix de la moindre robe et quand tu te sentiras aussi ruinée que bien attifée, commence la tournée des endroits où, dit-on, l’on s’amuse. Ayant aiguisé tes souliers avec un taille-crayon le soir, laisse de nouveau traîner derrière toi des loques majestueuses, adorne-toi d’étoffes chatoyantes et vives, de couleurs crues et violentes, rappelant le bariolage printanier des jardins. Ainsi vêtue, le dimanche, tu dîneras et danseras au Ritz, car c’est la mode et c’est le soir des gens du monde (les autres jours de la semaine, un peu moins « triés sur le volet, » plus mêlés, sont ceux dits de « la poule au Ritz »). Tu dîneras entre deux hommes vêtus de noir et de blanc comme truffes sous la serviette ; du bout de ta fourchette tu picoreras la réputation des uns et des autres et tu parleras sans conviction des bouquins à succès ; car les gens qui s’amusent, vois-tu, n’aiment pas la littérature. Tu n’oublieras pas non plus de t’exhiber vers une heure du matin à The so Different pour y boire du Champagne et y frémir quelque schimmy, dans la clarté très