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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/72

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dans votre esprit au calibre bouffon d’une simple comédie.

Qu’est-ce donc que cette fidélité si longue, sinon un veuvage de trente ans ? Cet homme a été veuf trente ans ! Qu’importe s’il l’a été « avant, » au lieu de l’avoir été « après ! » Ou plutôt si. Il importe beaucoup. Car ce veuvage n’en a été que plus atroce, absorbant toute la vie jusqu’en ses perspectives extrêmes, sans compensation préalable, cependant que la femme aimée vivait, connaissait le bien-être d’un foyer avec le charme d’être mère. Ah ! vous n’avez pas été le témoin, vous, des pleurs versés le jour où il l’a perdue, au son des orgues nuptiales ! Vous ignorez aussi ceux que lui arracha, plus cruels encore, la naissance de ce fils qui aurait dû être son fils. Dans la suite, s’il acceptait que son plus intime ami amenât parfois l’entretien sur Mme Varages, il lui ordonnait d’en écarter le chapitre de l’enfant, car c’est la taille croissante de cet enfant qui marquait l’accroissement régulier, irréparable, semblait-il, du malheur de mon vieil ami.

Or, comparé à l’unique année de mariage de Renaud Dangennes, que vous jugez sans doute une récompense suffisante, ce veuvage de trente années ne vous paraît pas une assez bonne mesure de souffrance. Il vous faut tout. Il vous faut son renoncement à l’ultime réconfort de quelques heures, dont il croit pouvoir honorer le souvenir de celle qu’il aime toujours. Il vous faut savourer son désespoir absolu, la désolation de sa mort avant sa mort même. Vous êtes insatiable, et vous prétendez aimer Renaud Dangennes !

Non, vous ne l’aimez pas. Vous avez cru l’aimer. Mais vous ne l’aimiez pas. Vous n’avez pas aimé en lui sa souffrance, vous n’avez aimé en lui que son exemple, — ce qui n’est pas la même chose. Car jamais il n’a voulu se proposer en exemple aux yeux de personne. C’est vous tous qui l’avez créée, cette idée d’un exemple, les uns pour vous en exalter, les autres pour vous en irriter. Et je vais peut-être vous étonner, Larmechin : ce n’est pas Renaud Dangennes que vous admiriez en Renaud Dangennes, c’était vous-même, oui, vous-même, égoïstement. Vous vous saviez gré d’éprouver cette admiration dont il vous fournissait le prétexte. Par orgueil, vous faisiez de lui un demi-dieu, une sorte d’être spécialement voué à un supplice exquis et noble qu’il finissait par ne plus ressentir lui-même, tant il planait haut, — tout cela pour que vous en jouissiez, vous, comme le