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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/941

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pas le cimetière ; dans ce cercueil d’enfant est enfermé pour eux le sens de la destinée. Et c’est une belle chose, que ce couple vieillissant dans une douteur sacrée, « comptant les jours, comptant les heures qui les séparent de l’éternité, comme le valet de charrue compte les sillons qu’il trace, parce que chacun d’eux le rapproche de la fin de la tâche, et hâte le moment où l’on délie du joug le front penché des bœufs. »

Rien de supérieur, dans ce poème, à ces caractères du vieux Schwarzkopp et de la tante Julie, avec leur sécheresse rigide et leurs méditations obstinément tournées vers le surnaturel. Sans doute, plus d’une mère demeure à jamais blessée d’une perte semblable à celle de Julie ; mais il arrive que, dans certaines âmes, la douteur s’achève en tendresse, se sanctifie en charité. Chez Julie, elle développe au contraire les côtés les plus réfractaires, les plus hostiles à la nature. Cette âme effarouchée embrasse avec passion ce que la religion a de plus inhumain ; elle se délecte sur les épines. Et il y a, il faut l’avouer, une grandeur imposante dans la figure de la vieille dame, ossifiée par l’ascétisme le plus morose et le plus pessimiste : « Quand je pense où en est la jeunesse d’à présent, je ne me lasse pas de remercier le Père qui est au ciel, de m’avoir fait la grâce d’arracher si tôt mon Erwin a la vie d’ici-bas. Le monde empire tous les jours, on aperçoit les signes de la corruption finale... »

On le voit : dans ce petit monde singulier et obscurci de deuil, où la douteur affecte les formes les plus sectaires, la jeunesse, l’amour, ne peuvent paraître qu’un péché. Là on ne peut admettre que le devoir sous son aspect le plus sérieux et le plus rebutant. La grâce, l’épanouissement et la fleur d’un jeune sang, le radieux éclat d’une jeune fille qui sourit, comme un beau tilleul, dans la gloire de son vingtième printemps, prennent on ne sait quoi de païen ; on y voit un piège diabolique, pour faire trébucher les âmes, un artifice du matin pour faire aimer le mal de vivre. Telle est l’étrange aberration dont la pauvre Anna est victime parmi ces âmes fanatiques. Elle-même se sent inquiète et coupable d’être une forme magnifique et séduisante de la vie. Parce qu’elle rayonne et qu’elle respire la volupté, parce qu’elle inspire malgré elle le désir des caresses, elle sait qu’elle fait le mal et répand autour d’elle l’illusion et la mort. Déjà telle qu’une autre Hélène, elle a causé, innocemment, des douteurs et des crimes : un