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qui était à la base de l’édifice, et il s’écroula d’un seul coup ; il n’en reste rien aujourd’hui, ni tradition, ni foi religieuse ou morale, ni arts, ni lettres, rien, sinon les ruines imposantes que nous admirons ici.

Aussi quels souvenirs se pressent sur cette grande place de Cuzco, qui dit la fondation de l’Empire, les cérémonies triomphales de sa puissance sans cesse croissante, le coup mortel qu’il reçut à l’arrivée de Pizarre, et les dernières convulsions de son agonie ! Là défilèrent pendant des siècles des bataillons de l’Inca, avec leur uniforme particulier et leur bannière provinciale, la garde avec l’étendard arc-en-ciel du souverain, et l’Inca lui-même, avec ses ornements hiératiques, dans sa litière d’or massif… Puis l’entrée de Pizarre et de vieux routiers d’Italie et des Flandres, avec leurs armures, leurs arquebuses et leurs chevaux, objets d’une stupeur indicible. Ici fut décapité le cadavre du vieil Almagro, après que le compagnon d’armes et le rival de Pizarre eût été étranglé dans sa prison. Décapité aussi le frère de Pizarre, après sa rébellion contre la couronne.

Mais je revois surtout l’exécution du dernier Inca Tupac Amara : quand se lève le glaive du bourreau, un tel murmure d’horreur parcourt la foule que l’évêque de Cuzco et ses chanoines se rendent chez le vice-roi pour implorer la grâce du condamné. La sentence inflexible est maintenue, et la tête de l’Inca tombe, pour être ensuite exposée sur l’échafaud. Et dans la nuit un cavalier espagnol, du balcon où je suis, voit la place remplie d’une foule d’indiens à genoux, qui pleurent silencieusement en contemplant la face du dernier de leurs princes... Mais, plus de deux cents ans après, cette place vit une scène encore plus effroyable ; un descendant très éloigné de la noble race, élevé dans un couvent de Cuzco, fait marquis par le roi d’Espagne, prit en pitié son peuple et tenta de l’arracher à l’oppression qui pesait sur lui. Ses doléances et ses protestations restant vaines, il reprit le nom de Tupac Amara et il en appela aux armes, non contre l’autorité du Roi, qu’il ne cessa de reconnaître, mais contre les exactions de ses agents. Vaincu dans une lutte inégale, trahi par l’un des siens, il fut livré aux Espagnols. En vertu d’un jugement rendu dans les formes par le juge José Antonio de Arèche, le nouveau Tupac Amara vit ici même, amenés devant lui, son oncle, son gendre et sa femme ; le bourreau leur coupa la langue et les supplicia ; lui-même eut