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Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1885.djvu/405

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ÉDUCATION DE LA MÉMOIRE

ainsi les mémoires endormies, qui ont des trésors, mais qui ne savent pas en user.

Une autre recommandation importante, c’est de combattre la routine et ce qu’il y a pour ainsi dire de mécanique dans l’exercice de la mémoire. L’enfant qui apprend vite est trop souvent disposé à répéter machinalement ce qu’on lui enseigne, dans l’ordre et dans la forme où on le lui enseigne. Il débitera imperturbablement une série chronologique de rois de France : il récitera, sans y changer un mot, un théorème de géométrie. Mais si on le dérange un peu dans cette opération toute machinale, il reste court. Il n’y a pas d’autre moyen de remédier à ce défaut ou de le prévenir, que de surprendre souvent l’enfant par des questions où l’ordre habituel sera interverti, et aussi de l’obliger à répéter sous une autre forme, avec d’autres expressions, ce qu’il aura appris.

Mémoire et jugement. — Une préoccupation dominante doit régler tous les efforts de l’éducateur dans cette recherche délicate des moyens de cultiver la mémoire : c’est de ne pas la développer au détriment du jugement.

Un préjugé assez répandu veut que la « mémoire soit l’ennemie presque irréconciliable du jugement » (Fontenelle) A force de cultiver leur mémoire, certaines gens en viennent à laisser leur jugement en friche. On a affaire alors à des pédants insupportables, qui ne pensent point par eux-mêmes, ou qui n’osent risquer leur propre pensée que sous le couvert d’une citation, qui savent seulement ce que les autres ont dit et pensé. « Qu’est-ce ; disait Kant, qu’un homme qui a beaucoup de mémoire, mais pas de jugement ? ce n’est qu’un lexique vivant[1]. »

Assurément il faut se défier, même à l’école, de l’excès de la mémoire. A cette faculté s’applique particulièrement la règle posée par Kant : « Ne cultivez isolément aucune faculté pour elle-même, cultivez chacune en vue des autres. » Développée outre mesure, la mémoire annule pour ainsi dire les autres

  1. On connaît l’épitaphe du P. Hardouin, jésuite du XVIIe siècle, auteur de grands travaux d’érudition : « Hic jacet vir bonæ memoriæ, expectans judicium. »