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analyses. — fechner. Vorschule der Aesthetik.

pieds contrefaits de leurs dames et trouvent lourde, grossière, la forme naturelle ; qu’ils donnent de gros ventres à leurs idoles, tous les hauts fonctionnaires de l’empire du Milieu étant pansus.

On donna un jour à une jeune aveugle un fort beau bras à palper, en lui demandant pourquoi il lui plaisait. Sans doute, selon vous, parce que la peau en était satinée, les formes arrondies et les attaches fines. Non, parce que le bras lui paraissait sain, agile et souple. Ce n’était assurément pas par l’impression directe, mais par association d’idées, qu’elle avait été conduite à exprimer ainsi son admiration.

Au reste, cette loi de l’association ne s’applique pas seulement à la vue et au toucher, mais aussi aux autres sens. Le coassement de la grenouille est désagréable en soi, et c’est un son qu’on ne s’avisera jamais de reproduire dans un morceau de concert. Et pourtant, en pleine campagne, nous y prenons plaisir, parce qu’il annonce le printemps et marque le bien-être de ces animaux. Si c’était un cri de douleur ou l’avant-coureur de l’hiver, nous en serions désagréablement affectés. — C’est également par association d’idées que le chant du rossignol et les clochettes des Alpes nous plaisent si fort. Avant les chemins de fer, le cor du postillon avait un grand charme : il éveillait dans l’esprit des idées de voyage et décentrées lointaines. — En Perse, on ne connaît pas l’usage du couteau et de la fourchette. À ce propos, un chah disait à un ambassadeur européen : « Je ne comprends pas que chez vous on se serve de tels engins : nous goûtons des doigts déjà les aliments ». Assurément, mais par association d’idées et non directement.

Qu’on ne s’achoppe pas à ces exemples vulgaires et de détail. L’auteur les a choisis pour rendre plus sensible la cause qu’il défend. Et il va montrer, dans la suite, que la beauté d’un paysage, du corps humain ou d’une œuvre d’art quelconque s’explique de même façon.

Exposons d’abord son principe. Quoi que nous examinions, nous nous rappelons instinctivement tout ce que nous avons éprouvé, entendu dire, lu, médité, appris sur cet objet ou sur des objets analogues, et cette résultante de souvenirs vient s’ajouter à l’impression directe, la pénètre, la colore, de même que l’idée d’une chose est évoquée dès qu’on en a prononcé le nom. La forme et la couleur ne sont, pour ainsi dire, que des mots visibles qui, involontairement, nous font penser à la signification de la chose elle-même. Il est évident que cette langue sensible, pour être entendue, doit être apprise comme le langage. Une maison, à première vue, n’est qu’une tache carrée et ne prend pour nous son sens véritable que lorsque nous lui attribuons les propriétés d’une maison. Nous la voyons non-seulement avec les yeux du corps, mais avec l’œil du souvenir. Ainsi pour le reste. Quand ces éléments apportés par la mémoire sont différents, l’impression directe elle-même varie, l’objet perçu eût-il même forme et même couleur. Une orange, une boule de bois peinte, un globe d’or, la lune sont pour l’œil une même tache ronde et jaune. Et pourtant comme ils diffèrent pour l’esprit !