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grote. — classification nouvelle des sentiments

nombre de définitions qui prouvent que le disciple a possédé le même talent de pénétration que le maître, nous rencontrons dans le IIIe livre de l’Éthique beaucoup d’autres définitions qui sont naïves et paradoxales. Il n’y a qu’à citer cette étrange définition de l’estime, qui est la joie qui provient de ce que l’homme pense d’autrui plus de bien qu’il ne faut[1], et cette autre de l’abjection, qui consiste à penser de soi moins de bien qu’il ne faut sous l’impression de la tristesse[2], pour se persuader que l’auteur n’est pas libre du reproche de sacrifier les faits à une théorie assez étroite. Du reste Spinoza confond, comme presque tous les philosophes des siècles précédents, les états passifs de l’âme, comme la joie et la tristesse, avec les états actifs, comme le désir qui indique pour lui tous les efforts, mouvements, appétits et volitions[3] de l’âme ; et il est tout naturel qu’avec sa classification des passions primitives[4], il n’arrive à aucun résultat qui puisse satisfaire complètement les psychologues modernes. Mais ce qui le distingue profondément de Descartes et ce qui fait que son analyse reste une des plus remarquables jusqu’à notre temps, c’est qu’il est arrivé le premier à entrevoir les lois principales de la composition des sentiments, et en cela il peut être envisagé comme le digne prédécesseur de Hartley, de Thomas Brown, de James Mill et d’Alexandre Bain lui-même. Car, sans employer le terme même de l’association, inventé plus tard, il indique cependant les principaux modes de l’association des sentiments dans des expressions qui sont loin d’être équivoques. Voici par exemple une description très— claire de cette loi de l’association que les Anglais nomment the law of contiguity : « Si donc le corps et par suite l’âme, dit Spinoza, a été une fois affectée de deux passions tout ensemble, dès qu’elle sera par la suite affectée de l’une d’elles, elle le sera également de l’autre[5]. » Et il suppose d’après cette loi une quantité de sentiments, qu’il désigne du nom de fluctuations, qui ne sont qu’un mélange d’autres passions plus simples[6]. N’est-ce pas là la même loi que Bain exprime dans les paroles suivantes : « L’association agit en réunissant en un agrégat ou un tout un certain nombre de sentiments distincts[7]. » Mais la même loi de contiguïté n’unit pas seulement les sentiments aux sentiments. « Elle agit aussi, dit Bain, en transportant les sentiments

  1. Eth., III, Prop. XXVI, scholie.
  2. Ib. Appendice, Déf. XXIX.
  3. Loc. cit., Append., Déf. I, Explic.
  4. Loc. cit., Prop. XI, Scholie.
  5. Loc. cit., Prop. XIV, Démonstr.
  6. Loc. cit., Append, déf. XLVlll, Explic.
  7. The émotions and the will, 3e éd., p. 69.