Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/284

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
274
revue philosophique

nature, dit M. Renouvier, il réduit tout à l’Inconnaissable et n’a point à proprement parler de doctrine, pas plus qu’il n’a de religion quand il réduit la religion à professer l’existence de ce même inconnaissable[1]. »

De même M. Burdeau, dans la préface qu’il a mise en tête de quelques essais de M. Spencer. « Si la religion, dit-il, est réconciliée avec la science, elle y perd ce qui faisait sa raison d’être, son rôle qui est de conserver et de rendre sensible aux âmes l’idée d’une justice souveraine invincible. »

Ces critiques ne peuvent porter que contre la partie dogmatique de l’œuvre de M. Spencer : l’impossibilité d’admettre un Dieu absolu et connaissable est démontrée, si l’on admet l’absolu inconnaissable, il faut bien reconnaître que la part laissée à la religion n’est pas bien grande, et M. Spencer l’a diminuée peut-être encore plus qu’il ne le croyait. En définitive, la religion dans son système se réduit au sentiment religieux, et le sentiment religieux se réduit au sentiment que nous fait éprouver notre impuissance à tout connaître.

Quels sentiments, en effet, pourrait inspirer l’inconnaissable ? Sans doute, on a pu dire avec quelque raison que le sentiment était en raison inverse de la connaissance ; encore faut-il qu’une chose soit un peu connue ou tout au moins qu’elle puisse l’être pour que nous éprouvions pour elle des sentiments déterminés, et chaque sentiment correspond à un côté particulier de la connaissance. Le sentiment religieux, tel qu’il se présente en général, est un sentiment fort complexe composé d’amour, de crainte, de respect, d’humilité, d’admiration ; aucun de ces sentiments ne peut être éprouvé pour l’inconnaissable. Nous craignons, en effet, ce qui peut nous faire du mal, mais cela seul avec quoi nous sommes en rapport peut nous faire souffrir. Or, l’inconnaissable ne saurait avoir aucun rapport avec nous, puisque ses manifestations seules se présentent à nous, et que, quand on parle de l’inconnaissable, c’est pour l’opposer à ses manifestations que nous pouvons connaître. L’absolu ne saurait être en relation avec quoi que ce soit sans cesser d’être absolu. — On objectera peut-être que nous craignons souvent ce que nous ne connaissons pas, mais alors la crainte provient d’une induction plus ou moins consciente par laquelle nous attribuons à des choses que nous ne connaissons pas les qualités de certaines choses qui nous sont connues, et d’ailleurs, même dans ce cas-là, ce que nous craignons, c’est ce que nous pouvons connaître. Ce que je dis de la crainte peut également

  1. Critique philosophique, 7 mars 1878.