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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/285

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paulhan. — la théorie de l'inconnaissable

s’appliquer aux autres sentiments qui composent le sentiment religieux ou tout autre sentiment complexe.

Il est vrai que, d’après M. Spencer, nous avons une certaine conception vague, indéfinie, confuse, de l’inconnaissable. Cette conception ne peut inspirer un sentiment durable et défini. Un sentiment que nous éprouvons correspond toujours à une qualité particulière que nous supposons exister ou pouvoir exister dans l’objet qui nous inspire ce sentiment. Quand nous craignons quelque chose d’inconnu, nous ne déterminons pas exactement le danger qui nous menace, mais nous nous représentons ce que nous craignons comme étant ou pouvant être dangereux pour nous ; sans quoi, il est évident que nous ne le craindrions pas. Il peut arriver aussi que la connaissance étant très-vague, le sentiment varie ; ainsi, une personne que nous ne connaissons que fort peu peut nous inspirer tour à tour des sentiments contraires, mais le sentiment change, alors selon que nous nous représentons la personne comme douée de certains attributs ou d’attributs contraires et correspond toujours à une représentation plus ou moins faible, plus ou moins vague, mais réelle, de la nature de cette personne. Or, nous savons que nous ne pouvons nous représenter l’inconnaissable, que nous ne pouvons lui attribuer une manière d’être ; tous les sentiments que nous pouvons éprouver sont donc écartés, comme sont écartées toutes les conceptions de sa nature que nous essayons de réaliser.

On dira peut-être encore que les sentiments que nous éprouvons pour les manifestations de l’inconnaissable peuvent être éprouvés aussi pour l’inconnaissable en tant qu’il produit ces manifestations. Mais alors on est forcé de concevoir une relation entre l’inconnaissable et ses manifestations, ce qui détruit la théorie de M. Spencer, car l’inconnaissable étant l’absolu ne peut être en relation avec rien.

De nos jours, le sentiment religieux peut certainement être, même chez un partisan de la théorie de l’inconnaissable, plus fort et plus défini qu’il ne devrait l’être. Le sentiment religieux peut être attribué alors à l’hérédité, ou à l’éducation, ou à ces deux influences réunies ; il subsiste après que la croyance qui l’a fait naître a disparu. Il peut arriver aussi que, tout en considérant théoriquement l’absolu comme inconnaissable, on se le représente encore, sans s’en rendre compte, avec des attributs déterminés qui font naître des sentiments définis.

M. Spencer lui-même n’a pas toujours évité cette inconséquence ; c’est ainsi qu’il dit : « N’en résulte-t-il pas que la cause ultime ne peut en rien être conçue par nous, parce qu’elle est en tout plus