Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/295

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
285
paulhan. — la théorie de l'inconnaissable

« tout est relatif », ce qui dépasse les limites de notre science, nous dirons donc que tout ce que nous pouvons connaître est relatif. De même que nous ne nions ni n’affirmons l’existence de l’infini, nous ne nierons ni n’affirmerons l’existence de l’absolu au sens métaphysique de ces mots.

Il est une autre des conclusions de M. Spencer qui ne me paraît pas exacte : c’est l’affirmation que l’homme sera toujours obligé de se faire une conception quelconque de l’inconnaissable, alors même qu’il saura que cette conception ne saurait être exacte. Dans chaque branche des sciences humaines, la conception qu’on se fait du pouvoir qui produit les phénomènes change avec le temps et finit par disparaître. Quand toutes les sciences auront effectué leur évolution, quand elles seront toutes passées, pour employer l’expression d’Auguste Comte, à l’état positif, aucune science particulière ne fera de tentatives pour arriver à la cause première, et, la philosophie, qui n’est que la systématisation des sciences, n’en fera pas davantage. La religion se contentera alors de dire que nous ne pouvons tout connaître, et le sentiment religieux se réduira à ce vague sentiment que peut nous faire éprouver notre impuissance à tout savoir. Les conflits de la science et de la religion seront à jamais terminés.

Une autre solution peut mettre fin aux conflits de la science et de la religion. Stuart Mill l’a indiquée en ramenant Dieu dans la sphère des phénomènes et en lui refusant la toute-puissance. Dieu cesserait alors d’être considéré comme absolu et la religion se confondrait avec les sciences naturelles et morales. Mais pour que cela arrive, il faudra que l’existence de Dieu soit prouvée ou tout au moins probable — elle n’est encore ni prouvée ni probable ; aucune preuve, aucun argument convaincant n’ont été présentés en sa faveur, et nous ne pouvons aujourd’hui concevoir qu’il en doive être autrement un jour.

Quant à M. Spencer, si sa théorie de l’inconnaissable me semble devoir disparaître sans avoir réconcilié la science et la religion, sa théorie générale de l’évolution et les applications qu’il en a faites le mettent au rang des plus grands philosophes, et les livres dans lesquels il a si magnifiquement développé ses doctrines compteront parmi les plus beaux monuments qu’ait élevés l’intelligence de l’homme.

Fr. Paulhan.