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de ces expressions : Dieu ne se communique pas, il remplit ; il ne se borne pas à solliciter et à aider, il opère, et il opère tout dans tous. C’est que, sur cette question, l’orthodoxie était alors jalouse, l’orthodoxie luthérienne plus encore que l’orthodoxie catholique. Aux yeux de plus d’une école, exalter le libre arbitre de l’homme ou s’appliquer simplement à le défendre était plus dangereux vingt fois que de paraître l’anéantir devant Dieu et sous son action toute-puissante. Les protestants avaient d’ailleurs, au moins à l’état latent, une théorie qui embrouillait assez la matière et que les jansénistes, en protestants « intérieurs », comme dit Sainte-Beuve, développèrent avec plus de suite et d’insistance. Avant le péché originel, l’homme était libre, car il jouissait de toutes ses forces : « incorruptis naturæ suæ viribus. » Déchu par la faute de son premier père, il est devenu l’esclave de Satan : Dieu seul peut le relever ; et plus l’action divine opère en lui avec plénitude et avec force, plus il doit être libéré de cet esclavage. Lorsqu’il a abdiqué toute volonté et que Dieu seul veut, décide et agit dans sa personne, c’est alors que, participant à la perfection et à la sainteté de son auteur dans la mesure même où il est éloigné de la malice commune à Satan et à la nature infectée de son influence, il peut se dire véritablement libre. Telle était à peu près la thèse reprise à travers mille commentaires et avec le cortège obligé d’interminables citations. Plus d’un adversaire de jansénisme[1] a su distinguer là, dès le xviie siècle, une subtile et périlleuse confusion faite entre deux sens du mot liberté : ici, le libre arbitre, attribut de l’homme malade, si l’on veut, mais guérissable et capable d’efforts personnels ; là, la liberté idéale, affranchissant l’homme des luttes d’ici-bas. Je crois que cette confusion très-répandue obscurcissait légèrement sur ce point l’esprit de Thomasius. Il est remarquable cependant que, en dehors des lignes que nous venons de citer, les prœfationes ne contiennent sur le libre arbitre de l’homme aucune assertion et presque aucune allu-

  1. « Ceux qui sont faits au langage janséniste ne sauraient être surpris d’entendre le P. Quesnel dire que la grâce n’ôte point à l’homme sa liberté. Dans la bouche de tout autre que d’un janséniste, cela signifie qu’il est en notre pouvoir de ne pas consentir au mouvement de la grâce, d’y résister jusqu’à l’empêcher d’avoir son effet. Mais, dans le dictionnaire de ces messieurs, ce n’est rien moins que cela. Car, sous prétexte de quelques passages de saint Augustin mal appliqués, ils n’appellent ici liberté que le pouvoir de faire le bien sous la grâce, sans obstacle et avec plaisir. C’est suivant cette notion qu’ils disent que la grâce ne détruit pas la liberté ; qu’au contraire elle en est le principe ; que plus la grâce est forte, plus on agit librement ; qu’ainsi l’on n’est jamais plus libre que dans le ciel, où l’on ne peut plus résister à l’impression qui fait vouloir le bien, etc. » (Le père Quesnel hérétique, par le Père Letellier.)