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Pas davantage ; car, si nous avons repoussé l’eudémonisme individuel c’est comme individuel, et non comme eudémonisme ; et le principe de l’intérêt général ou eudémonisme social est précisément le contre-pied de l’égoïsme.

3° Ce principe implique-t-il un renoncement absolu à mes propres intérêts, ou ne dois-je pas me compter parmi ceux au bonheur desquels il m’est prescrit de travailler ?

Hartmann n’hésite pas à répondre par la négative. Après la banqueroute de l’égoïsme, le renoncement absolu s’impose comme la condition sine qua non de toute moralité ; ce renoncement est difficile à réaliser : il n’est pas impossible. Quant aux conséquences fâcheuses qui pourraient en résulter, il faut se souvenir que la véritable abnégation n’exige nullement, comme l’a prêché parfois Jésus-Christ, l’abandon de nos droits et de nos avantages ; la morale, au contraire, nous commande de nous en prévaloir dans l’intérêt de la société, et elle rétablit ainsi les devoirs envers nous-mêmes (trop absolument niés par Schopenhauer), comme une conséquence naturelle de nos devoirs envers autrui.

Sur tous ces points, le principe de l’eudémonisme social est donc inattaquable, et, s’il n’a pas toujours paru tel, c’est à cause de l’impur mélange que des philosophes utilitaires (Bentham, Stuart Mill), imbus de préjugés optimistes, ont laissé subsister entre ce principe et celui de l’intérêt individuel. Mais il faut aller au fond des choses et de ces termes trop vagues l’ « intérêt général » dégager des formules précises qui puissent déterminer notre conduite dans les diverses circonstances de la vie. Sans doute le calcul complexe de ces formules n’est pas accessible au vulgaire : celui-ci doit, comme dit Mill, se contenter d’observer les lois établies à son usage par les moralistes et les législateurs, de même que les matelots dirigent la course de leur navire d’après des tables astronomiques qu’ils ne sauraient pas calculer. Mais, pour ne s’adresser qu’à une petite élite, le problème n’en est que plus malaisé, et la nécessité de le résoudre ne s’impose que plus impérieusement. Or nous voyons qu’en fait toutes les formules particulières données parles moralistes utilitaires et les économistes se résument en celle-ci : faire le plus de bien possible au plus grand nombre de personnes possible. Prise à la lettre et sans alliage étranger, cette formule conduit directement au socialisme égalitaire. Ce n’est qu’en enlevant à ceux qui possèdent beaucoup qu’on pourra augmenter la somme des jouissances du grand nombre : l’idéal sera atteint le jour où toutes les inégalités de fortune, de bien-être, de besoins, d’intelligence auront disparu, et ce vaste nivellement, qui entraînera l’irrémédiable décadence de l’industrie, de la science,