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des arts, n’est autre que le retour à l’état primitif, non d’innocence, mais de bestialité[1].

Les apôtres de l’eudémonisme social répudient ces conclusions désolantes, mais c’est qu’ils sont inconséquents. Dès qu’ils n’acceptent pas la doctrine du nivellement absolu comme équivalent de celle de l’intérêt général, ils introduisent subrepticement dans la morale un principe tout différent, celui du progrès ou de l’évolution. L’idée du progrès, c’est-à-dire du développement croissant de la civilisation, et la tendance qui lui correspond sont innées dans l’esprit humain au même titre que le désir du bonheur, bien qu’il ait été réservé à notre époque d’en acquérir la pleine conscience. La doctrine du progrès est éminemment téléologique ; elle sacrifie l’intérêt des individus à celui d’une fin supérieure vers laquelle l’humanité s’achemine sans en connaître la nature. Les institutions et les actes les plus étranges, les plus révoltants, les plus généralement flétris par la morale eudémonique trouvent leur justification et leur glorification du point de vue de la morale évolutionniste : la guerre, la concurrence économique, la tyrannie du capital, le prolétariat, toutes ces plaies, tous ces fléaux des sociétés, sont en réalité des facteurs puissants de la sélection naturelle au sein de l’humanité, et, par suite, du progrès sous toutes les formes.

Ces deux principes, celui de l’intérêt général et celui du progrès, qui s’opposent diamétralement, qui sont également autorisés au regard de la conscience morale et également impuissants à la satisfaire, ne serait-il pas possible de les réunir dans une plus large synthèse ? Le principe du bonheur poursuit le bien des individus inférieurs, celui du progrès poursuit le bien de l’individu supérieur ; mais dans l’univers, qui est un tout organisé, ces deux fins sont-elles donc inconciliables ? ne peut-on pas travailler dans l’intérêt du tout en respectant celui des parties qui le composent ? l’humanité en marche ne peut-elle pas se comparer à une armée bien réglée où les combattants sont les promoteurs et les champions du progrès, et les médecins les philanthropes qui soignent les malades, pansent les blessés et adoucissent partout les souffrances aiguës ? Cette armée, vers quel but s’avance-t-elle ? à qui doivent profiter ses victoires ? Il ne faut chercher le suprême principe ni dans les hommes pris individuellement, ni dans l’humanité prise collectivement : bonheur et progrès ne sont que des moments relatifs, subalternes ; le but absolu doit dépasser l’humanité, et, comme nous n’apercevons aucun intermédiaire entre le genre humain et le monde entier, il ne reste plus

  1. Nous reviendrons sur ce point à propos de la question du socialisme, dans un article suivant.