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faits, énumérer et classer des phénomènes, ce n’est pas faire une œuvre inutile, mais ce n’est pas répondre aux besoins de l’esprit, satisfaire à la curiosité fatale qui est le principe de toute connaissance. Quand on a ordonné les faits qu’on étudie, on a pris une conscience plus nette des problèmes à résoudre ; on s’est mis en garde contre les théories superficielles, on a préparé les matériaux de la science : la science reste à faire. L’esthétique est-elle faite, quand on constate le plaisir du beau sans rien savoir de la sensibilité, quand on signale les caractères du génie, d’après ses manifestations extérieures, sans rien savoir de l’activité intellectuelle et de ses lois ? Le beau est fait par l’homme et pour l’homme ; c’est dans la nature de l’homme qu’il faut chercher la raison de la beauté. Tant que je n’ai pas trouvé dans l’esprit la raison des œuvres de l’esprit, ces œuvres ne sont pas expliquées. — Mais l’auteur nie la possibilité pour l’homme de s’observer, de faire de sa nature morale une science empirique. — Il aurait dû prendre au moins la peine de le dire, et peut-être aussi n’aurait-il pas été inutile de donner ses raisons. Nous admettons que les partisans rigoureux de la méthode inductive rejettent tout ce qui dépasse l’expérience ; nous admettons qu’ils ne prennent même pas la peine de se demander d’où naissent les illusions métaphysiques, et quelle est leur valeur relative. Ce que nous ne pouvons comprendre, c’est qu’un savant qui fait une esthétique et qui se flatte d’avoir résumé Platon, Aristote, Kant, Schelling, Hegel, Lamennais, Jouffroy, Cousin, n’ait pas songé à consulter les psychologues anglais et à rattacher ses théories sur le sentiment esthétique, sur le génie, sur le beau, aux lois empiriques de l’esprit humain. Nous pensions qu’après Stuart Mill, Bain et Spencer, la psychologie avait acquis droit de cité dans la classification des positivistes. L’auteur en est encore à la proscription arbitraire de la psychologie. Mais comme, en admettant même que la pensée ne soit que la fonction du cerveau, la fonction ne peut être connue dans ce cas comme l’organe par les sens, comme nul n’a vu, comme nul ne verra la pensée inétendue dans l’espace, une émotion, une idée dans les mouvements d’un cerveau, l’auteur est forcé de faire de la psychologie sans le savoir, il constate les faits un peu au hasard sans s’inquiéter des lois et c’est à l’observation intérieure qu’il doit encore ses plus précieux enseignements. Mais le livre de M. Véron peut n’être qu’un recueil de remarques très-justes, faites très-sincèrement, un exposé des phénomènes dont devrait rendre compte une théorie psychologique du beau ; l’œuvre n’en garde pas moins son importance ; il est bon que des esprits calmes et sans parti pris parlent de la beauté avec précision, l’analysent froidement et contraignent ainsi ceux qui l’aiment