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ANALYSESdeschamps. — La Genèse du Scepticisme.

forcés pour travailler à son Dictionnaire historique et critique, travail colossal, qui mit le sceau à sa réputation, tout en lui attirant de nombreux adversaires. De là une polémique de tous les jours, qui dut contribuer à entretenir chez Bayle le goût intempérant de la discussion. Il mourut presque la plume à la main.

À cette biographie, dont nous ne donnons qu’une analyse très sommaire, M. Deschamps joint à bon droit, pour expliquer le scepticisme de Bayle, l’étude de son caractère. Peut-être même cette étude eût-elle dû venir plus tôt. Quoi qu’il en soit, l’auteur décrit minutieusement les traits physiques et moraux qui caractérisent Bayle. L’air ironique de sa figure, qui, dans le portrait que nous avons de lui, contraste avec la solennité de sa mise, solennité où se sent l’érudit, la délicatesse de son tempérament et la frugalité de son régime, la chasteté de ses mœurs, son peu de sensibilité pour le beau, la netteté de son intelligence qui se traduit par celle de son écriture ferme et régulière, avec cela une humeur égale, une obligeance que tempère néanmoins le sentiment très vif de sa dignité, un amour-propre assez raffiné qui le porte à aimer le scepticisme comme une position commode pour attaquer et se défendre, une étonnante sagacité logique, une subtilité merveilleuse, et, à côté de la finesse d’esprit la plus rare, peu ou point de cette délicatesse morale qui s’interdit les badinages indécents, enfin, et pardessus tout, le désir de tout apprendre, les petites choses comme les grandes, une « curiosité affamée », comme il dit lui-même, une érudition des plus vastes, un esprit de détail auquel les vues générales font absolument défaut : tels sont les traits principaux que note M. Deschamps ; et il n’y manque à notre gré qu’une analyse un peu plus profonde du genre de curiosité propre à Bayle. Nous aurions, quant à nous, quelque scrupule à conclure avec l’auteur que ce grand disputeur, ce génie de la discussion à outrance, aimait sincèrement la vérité. Malgré l’hommage que le plus illustre adversaire de Bayle, Leibnitz, a courtoisement rendu à sa bonne volonté, il nous est difficile de trouver chez lui l’intention sérieuse d’arriver enfin au vrai. Le doute n’est pas en lui l’effet d’une soif inassouvie de certitude ; c’est un jeu qui l’amuse : les idées ne lui sont qu’un prétexte à exercer et à montrer son incroyable dextérité intellectuelle, et cette complaisance excessive qu’il met à jouer avec son mobile esprit est tout juste le contraire de l’amour de la vérité.

Somme toute, le livre de M. Deschamps est une œuvre consciencieuse, claire, d’une érudition étendue, d’une réelle finesse. En voilà plus qu’il n’en faut pour le recommander à nos lecteurs.

H. Dereux.