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individus ne peuvent servir utilement les intérêts collectifs s’ils n’ont atteint eux-mêmes leur développement normal ; il repousse l’ascétisme comme l’hédonisme. Mais il pense que les aspirations généreuses vaincront inévitablement les instincts bas dans tout individu qui restera libre et dans toute société dont le développement spontané ne sera pas combattu.

Il admet en effet la liberté au sens où l’ont admise les stoïciens et Spinoza. La liberté, c’est le règne de l’idée sur les impulsions physiologiques. Dans toute la série zoologique, l’autonomie de la volonté va croissant, en ce sens que l’animal, à mesure qu’on s’approche de l’homme, se détermine de plus en plus d’après des représentations, et que ces représentations sont de plus en plus compréhensives. Seul l’homme, mais surtout l’homme civilisé, bien que mû en définitive par les forces extérieures dont la sensation est le véhicule et soumis par là comme toutes choses à la loi de causalité, étant formé d’éléments plus complexes que tous les autres êtres, et embrassant en lui toutes les combinaisons inférieures, « manifeste une forme de force nouvelle dans le monde et imprime une direction nouvelle aux forces subordonnées de l’organisme. » La nature forme dans sa pensée un ordre de choses qui est son œuvre ; en dehors, et objectivement, elle subit sous son action des modifications profondes conformes à l’ordre qu’il a conçu ; les forces hostiles, depuis les forces physiques, comme la chaleur et la pesanteur, jusqu’aux forces physiologiques, comme la maladie et les passions, sont détournées ou enchaînées par son industrie, et quelques-unes d’entre elles sont même asservies à ses besoins.

D’autre part, la société est organisée de façon à favoriser de plus en plus l’essor de la liberté et l’empire de l’idée. L’hérédité transmet les victoires que chaque individu remporte sur la partie animale de son être, l’éducation, le langage, l’opinion ; les lois sont autant de freins par lesquels l’hétéronomie des forces désordonnées est de plus en plus sévèrement contenue, et d’aiguillons par lesquels l’autonomie de la raison est de plus en plus efficacement sollicitée[1]. Grâce à ces divers moyens de coercition et d’encouragement, des habitudes naissent qui dispensent les générations successives des efforts qu’ont coûtés les progrès antérieurs et mettent en liberté des forces nouvelles. C’est ainsi que les hommes des divers âges sont solidaires, et que les derniers venus, profitant des vertus de leurs devanciers, ont tant de facilité à les surpasser, qu’ils font de leurs propres résolutions autant de productions soudaines, de créations sans précédents.

Mais il ne faut pas que ce développement spontané de l’idée dans l’individu et dans la société soit entravé par un pouvoir extérieur : telle est la croyance au surnaturel dans l’individu et le pouvoir théocratique dans la société. M. Ardigò croit que la religion, loin d’être nécessaire à

  1. « L’homme vertueux naît et mûrit au sein de la société, dont il est la production la plus parfaite. » (Page 272.)