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tendance à ne pas séparer le moi de ce qui le caractérise extérieurement, comme l’âge, le sexe, non plus que de ce qui l’entoure, comme les lieux qui l’ont vu naître. C’est ainsi qu’en perdant son enfant âgé de quatre ans une négresse se lamentait de le voir partir dans l’autre monde seul et sans soutien à un âge si tendre : elle ne fut consolée que lorsque la mort vint réunir promptement le père à l’enfant et assurer une protection à la faiblesse de ce dernier. Livingstone nous raconte qu’un des nègres fidèles qui avaient voulu l’accompagner en Europe ne se vit pas plus tôt sur le vaisseau, enveloppé par l’immensité de l’Océan, et perdu dans un monde de sensations et d’objets absolument nouveaux pour lui, qu’il ne put résister à la violence de ses émotions et se précipita dans la mer. Il semble, en effet, que notre être change avec les objets qui l’entourent. Mélanchthon commença par rester muet la première fois qu’il dut passer de la chaire du professeur dans celle du prédicateur. De bons soldats sur terre peuvent être détestables sur mer. N’espère-t-on pas enfin, lorsqu’on déporte les criminels, que le changement du milieu amènera celui des sentiments ? Mais c’est surtout avec les biens qu’il possède que l’homme associe étroitement son moi. De là vient qu’on ensevelit avec le mort ses armes, ses bracelets : que les parents placent dans le cercueil de leur enfant les jouets dont il se servait ; ou encore qu’un Fichte lui-même faisait déposer près du corps de sa femme la Bible où elle se plaisait à lire. On comprend de même que le culte des reliques enveloppe dans une égale vénération et le corps du saint, et tous les objets qui lui ont appartenu. On s’explique par la même raison la barbare coutume qui veut qu’on enterre avec le mort les êtres humains qui lui ont appartenu. Chez les Esquimaux, l’enfant nouveau-né doit suivre sa mère dans la tombe. Chez combien de peuples les femmes et les esclaves ne sont-ils pas sacrifiés aux mânes de l’époux, du maître ! — Plus étroitement encore peut-être qu’avec ses biens, qu’avec son corps, l’homme identifie sa personne avec son nom. « Lorsqu’on entend le nom, on croit entendre la personne ; à l’appel de son nom, le malade sort brusquement du sommeil cataleptique ou somnambulique où il est plongé ; l’individu nommé est comme présent ; tenir le nom, c’est comme tenir la personne en son pouvoir. » Le nom, dit Gœthe, est comme la personne même ; ce n’est pas un vêtement que l’on porte pour le déposer ensuite : il enveloppe l’individu et croît avec lui comme la peau. Certains peuples donnent aux enfants malades un nouveau nom, comme pour faire passer en eux une nature nouvelle. Le rabbi Isaak recommandait de changer de nom à ceux qui voulaient échapper à une destinée redoutable. Dans quelques îles de la mer du Sud, les amis échangent leurs noms, comme pour fondre plus étroitement leurs âmes entre elles. — Le moi se répand volontiers au dehors et anime tout ce qui l’entoure. Il associe partout le mouvement à la sensibilité, à la pensée ; l’homme prête un moi plus ou moins semblable au sien à l’animal, à la plante, à la pierre. Ce qui n’est pour nous aujourd’hui qu’une figure, qu’une