Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, X.djvu/658

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
648
revue philosophique

vu, et c’est ainsi que le médecin arrive à localiser les sensations internes de ses malades.

Et si maintenant l’on demande comment les sensations musculaires que nous avons éprouvées dans le passé, se sont associées à la sensation de contact, que l’on n’oublie pas que la mémoire est, au fond, une habitude de l’organisme. L’excitation d’un point fait revivre sous une forme plus ou moins organisée et intégrée toutes celles auxquelles il a été autrefois soumis, et les réactions qui s’en sont suivies. Le mode d’intégration est parfois singulier. En voici un exemple qui doit être assez commun mais qui n’a pas, je pense, encore été utilisé. Dernièrement je souffrais d’une molaire de la mâchoire inférieure ; mais, comme il arrive souvent, je localisais la douleur dans une dent plombée de la mâchoire supérieure. L’illusion était si puissante que le dentiste qui me soignait dut s’assurer que cette dent était incapable de me causer des élancements. Et, chose curieuse ! après son affirmation, je les localisai correctement. J’avais donc fait miennes les sensations visuelles d’un autre.

Avant de terminer je signalerai dans l’article de M. Binet deux assertions que je crois erronées. « Si l’on expérimente, dit-il p. 292, sur les deux lèvres rapprochées et soudées d’une cicatrice, on voit que les deux pointes d’un compas seront toujours distinguées si l’une est d’un côté de la cicatrice et l’autre de l’autre. » J’ai à la main une cicatrice provenant d’une coupure profonde, et je n’observe pas ce que M. Binet avance. Pourquoi en serait-il ainsi, du moment que les deux lèvres sont rapprochées et qu’il n’y a pas eu grande perte de substance ? Bien mieux, si les lèvres sont restées écartées et sont ressoudées par une large bande de tissu conjonctif, je me demande si cette bande viendra modifier notablement la distribution primitive de la sensibilité, et si les choses ne se passeront pas comme si elle n’existait point.

Voici la seconde assertion : « Lorsqu’on porte les deux pointes du compas sur deux surfaces différentes, par exemple la muqueuse des lèvres et l’épiderme qui y est contigu, les deux pointes seront toujours senties doubles, quelque petit que soit l’écart. » Faites l’expérience, et vous verrez qu’il n’en est pas ainsi. Et, s’il en était ainsi, il faudrait en tirer une tout autre conclusion, à savoir que le sens du toucher serait multiple — comme celui de la vue, par exemple — et qu’il pourrait nous donner des sensations de divers caractères. La peau et les muqueuses seraient des organes de nature différente, comme l’œil et l’oreille, ou comme la muqueuse du goût et celle de l’odorat. Mais quant à la faculté de localisation, elle n’aurait rien à y voir. Quand nous odorons, nous ne savons pas s’il y a tel ou tel point de la muqueuse nasale plus spécialement affecté.

Je conclus en reproduisant une formule qui m’a toujours paru simple, suffisante et universelle : Localiser un peint de l’espace, c’est conjecturer quels mouvements nous devrions faire pour mettre telle portion de notre propre personne à sa place.

J. Delbœuf.