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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/110

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phénoménal, les deux éléments sont donnés à la fois ; au point de vue philosophique, il faut dire que tous deux sont les produits de la pensée. » De même, les expressions à priori, à posteriori sont de nature à créer de fâcheuses équivoques ; les schèmes et les catégories ne précèdent pas la sensation, puisqu’ils n’apparaissent qu’à propos de la sensation. Ils ne sont pas le privilège de la pensée savante ; ils n’appartiennent pas en propre à a pensée réfléchie. Le plus humble des hommes les met en œuvre comme le plus savant philosophe, par cela seul qu’il est homme et qu’il pense. C’est justement pourquoi la philosophie, comme on l’a vu plus haut, doit se borner à distinguer d’une façon purement logique les différents éléments de la pensée concrète. Pour le reste, elle doit laisser la pensée livrée à elle-même et respecter absolument son indépendance.

C’est faute peut-être d’avoir été jusqu’au bout de sa propre pensée sur ce point, c’est pour avoir attribué aux catégories une origine distincte et plus haute que Kant a été amené à concevoir un monde de choses en soi, réel, quoique nous n’en puissions rien connaître, et telle qu’une intelligence plus puissante que la nôtre, non soumise à la loi du temps, source de toutes nos infirmités, pourrait le connaître directement. Si l’on s’affranchit de ce préjugé, on s’aperçoit que, les catégories n’étant pas d’une autre origine que la multiplicité sensible, il n’y a lieu, en aucun sens et d’aucune façon, de parler d’un monde de noumènes distinct du monde que nous connaissons. Parler d’une pensée différente de la nôtre, c’est ne pas s’entendre soi-même. Toute pensée consiste à unir l’universel et le particulier ; « ainsi nous rejetons la fiction d’un universel existant en dehors de l’intelligence, et en même temps nous constatons ce fait que l’homme individuel ne construit pas plus le monde qu’il ne se construit lui-même. » En d’autres termes, il n’y a pas deux mondes, et le monde phénoménal tel que la science nous le fait connaître n’est pas un reflet, une apparence, l’image d’un monde plus réel, comme dirait Platon. Il n’y a qu’un monde, le nôtre, et il faut revendiquer pour ce monde construit par la pensée humaine une réalité pleine, entière, et sans réserve.

Nous ne voudrions pas jurer que, là même où M. Watson se borne à interpréter la pensée kantienne, il ne se soit point parfois laissé entraîner à y voir un peu autre chose que ce qui y est, à la tirer à lui, comme on dit, et à y retrouver ses propres vues ; quelques réserves seraient nécessaires, si nous pouvions insister sur ce point. Mais si, laissant de côté le point de vue historique, on prend l’œuvre de M. Watson pour ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire pour une œuvre indépendante et originale, si l’on y voit un criticisme amendé et développé, nous sommes fort éloigné de vouloir le contredire. C’est précisément dans le même sens, dans un sens phénoméniste, et en se débarrassant de l’encombrant appareil des choses en soi, que s’est développé le criticisme français. Il est assurément curieux et significatif de voir un penseur étranger arriver par une voie différente, et qu’il a frayée