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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/134

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encore certains indices d’un reste d’empire sur soi. Plus même le rêve est extravagant, plus il semble propre à provoquer, à tel ou tel moment, à propos de tel ou tel incident, un demi-réveil de volonté et de raison. Souvent, quand on dort, dit Aristote, il y a quelque chose dans l’âme qui nous dit que ce que nous voyons n’est qu’un rêve[1]. Il en est un peu du rêveur comme d’une personne naïvement crédule, mais dont la crédulité cependant a des bornes et qui commence à douter quand on veut trop en abuser. Il s’étonne, il s’inquiète de l’étrangeté et de l’énormité de certains détails ; il fait un effort pour se les expliquer, ou pour les atténuer, les rectifier en les confrontant avec la réalité, dont il garde encore un vague souvenir, et vers laquelle un retour commence à avoir lieu. Au beau milieu de tel ou tel rêve, il s’arrête et se demande s’il dort ou s’il est éveillé, et si cette aventure fâcheuse ou ridicule, ce grand péril, ne sont pas tout simplement un rêve, dont on a tort de s’’émouvoir et qu’il s’efforce de repousser loin de lui. De quelle anxiété, de quel poids ne sommes nous pas soulagés, même avant le réveil, quand nous commençons au milieu d’un songe menaçant à soupçonner que nous sommes dupes d’une simple illusion ? S’agit-il au contraire d’un rêve de bonheur qui comble tous nos plus grands désirs de richesses, d’honneurs ou de plaisirs, qui nous mène d’enchantements en enchantements, notre esprit n’est pas non plus toujours complètement dupe ; la joie que nous éprouvons est plus ou moins mélangée de la crainte que nous ne prenions des ombres pour la réalité ; nous avons peur que ce doux songe ne s’évanouisse, nous nous efforçons de le retenir, de le prolonger, et, quand l’illusion s’évanouit, le désappointement est d’autant plus vif que le charme avait été plus grand. Voyez, dans Lucien, quelle n’est pas la colère du cordonnier Mycille contre le coq, dont le chant malencontreux l’a éveillé d’un rêve délicieux, où il échangeait sa misère contre la richesse !

Ce désir de chasser tel ou tel rêve pénible, de retenir, de prolonger, de reprendre même, s’il est interrompu, tel autre qui nous enchante, est un indice certain que la défaillance de la volonté n’est pas absolue. N’arrive-t-il pas aussi que même dans des rêves qui nous affectent à un moindre degré, qui excitent notre curiosité, plutôt que notre sensibilité, par un retour instinctif au sentiment de la réalité, nous redressons quelques détails, nous remettons à leur place certaines choses et certaines personnes, dans le temps, dans le lieu, dans la réalité, comme si la double conscience, si manifeste au moment du passage de la veille au sommeil, n’avait pas disparu

  1. Traité des rêves, chap.  iii.