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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/135

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BOUILLIER. — responsabilité morale dans le rêve

Voici en songe une localité, ville ou village, un palais, un clocher, une maison, une rue, un parc ou un champ, que nous connaissons pour les avoir déjà vus, mais qui ne nous paraissent cependant pas tels qu’ils nous étaient apparus autrefois, sans savoir où et comment ; la rue était plus ou moins large, cette façade était tournée en un autre sens, ce clocher était plus élancé, tel bois ou massif étaient autrement situés, nous avions vu cette campagne au printemps, nous la revoyons en hiver. On retrouve même en rêve des choses, des localités qu’on a déjà rêvées et qu’on ne se rappelle pas avoir connues ailleurs qu’en rêve. Tel rêve enjambe ainsi sur la veille pour se reproduire dans un autre rêve.

De même en est-il de cette multitude de personnages fantastiques, de toutes ces ombres, de tous ces fantômes que le rêve évoque, qu’il fait parler ou agir, paraître ou disparaître, comme des acteurs sur une scène toujours remplie. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Il en est que nous avons quelque peine à reconnaître ; nous cherchons à nous rappeler où nous les avons vus. Comment se fait-il que nous les voyions là et en tel ou tel lieu, en telle ou telle compagnie ? Pourquoi leur image diffère-t-elle de celle dont nous avions gardé le souvenir ? Certains traits ne nous semblent plus les mêmes ; la taille est plus grande ou plus petite, la physionomie triste et sévère et non plus souriante, comme d’habitude ; les cheveux ont changé de couleur. Quelquefois, ce qui est encore plus bizarre, le rêve avec deux personnages différents en compose un seul. C’est comme un être double, un être à deux faces qui participe des caractères, des traits, de la tournure de l’un et de l’autre. Mais cet amalgame singulier ne se laisse pas toujours accepter du rêveur sans quelque légère protestation ; il cherche à démêler ce qui est confondu et à restituer à chacun les traits qui lui appartiennent. De même aussi, dans cette fantasmagorie sans cesse renouvelée, apparaissent mêlés ensemble les vivants et les morts, conversant entre eux, comme dans les Dialogues de Fontenelle, et conversant aussi avec nous. Mais ces morts ressuscités, ces morts Chéris, redoutés ou indifférents, ne s’imposent pas toujours d’une manière absolue à notre crédulité ; ils ne laissent pas que de nous surprendre quelque peu ; et au moment même où nous croyons les voir devant nos yeux, les toucher de nos mains, les entendre de nos oreilles, il nous arrive de nous demander si ce sont bien en effet des personnages réels et s’ils sont encore de ce monde. Il est encore à remarquer, en l’honneur de l’activité déployée par l’esprit dans le rêve, que c’est nous qui tenons également tous les fils qui les font mouvoir les uns et les autres, qui jouons deux ou même trois personnages à la