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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/139

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BOUILLIER. — responsabilité morale dans le rêve

Smerdis, parce qu’il l’avait vu en rêve, assis sur son trône ! De même Athalie dans Racine est animée à la perte de Joas, parce qu’en rêve elle a vu un enfant qui d’un poignard lui perçait le sein.

S’il y a une responsabilité dans nos rêves, c’est seulement à l’égard de nous-mêmes. Nous nous trouvons ici entre deux opinions contraires, l’une qui a le tort d’exagérer cette responsabilité, l’autre de la tenir pour complètement nulle. Pour nous faire encourir une responsabilité par devant d’autres que nous-mêmes, il faut d’abord, à moins d’un rêve à haute voix ou de somnambulisme, que le rêveur se soit trahi lui-même par quelque confidence ou révélation. Certains tyrans ont cruellement abusé de ces révélations, témoin Denys l’Ancien. Ayant appris, d’après Plutarque[1], qu’un de ses officiers nommé Marsyas avait rêvé qu’il l’assassinait, ce tyran, quelque peu psychologue, le fit périr, par cette raison qu’il n’y aurait pas pensé la nuit s’il n’y avait pas pensé le jour. Montesquieu, dans un petit chapitre de l’Esprit des lois cite ce passage de Plutarque et il ajoute :

a C’était une grande tyrannie. Car, quand même il y aurait pensé, il n’avait pas attenté. Les lois ne se chargent de punir que les actions extérieures[2]. »

La réflexion de Montesquieu nous dispense de toute autre réflexion pour notre propre compte. Dans Tacite, on trouverait aussi plus d’un exemple de condamnations à la mort ou à l’exil, sur le simple fondement de cette analogie présumée entre la volonté du rêve et celle de la veille.

Nous croyons en effet, avec Denys l’Ancien, que si Marsyas n’y avait pas pensé le jour, il n’y aurait pas pensé la nuit ; mais nous sommes bien loin néanmoins d’admettre qu’aucune psychologie du sommeil puisse justifier cet acte du tyran. Il y a loin, dans la veille même, d’une simple pensée à l’acte, à bien plus forte raison dans le rêve lui-même, où, comme nous l’avons dit, l’esprit n’est pas en liberté et où la volonté est plus ou moins affaiblie et suspendue. Sans doute le rêve est comme nous l’avons dit, un indice des pensées auxquelles l’esprit a pu s’arrêter plus ou moins dans la veille, mais de cette pensée vague et flottante, ombre de la veille ; qui n’a fait que traverser l’esprit du rêveur, il est impossible de conclure non seulement à un passage à l’acte, mais même à une intention sérieuse. La responsabilité qu’un rêve quelconque dévoilé peut encourir n’existe donc pas au regard des magistrats et des lois, qui atteignent comme le dit Montesquieu, les actions extérieures ; elle existe seulement au regard du rêveur lui-même et de sa propre conscience.

  1. Vie de Dion.
  2. Esprit des lois, liv.  XII, chap.  xi.