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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/151

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RIBOT. — l’anéantissement de la volonté

physiques : tantôt immobile et muet, tantôt traduisant la vision qui le possède par des paroles, des chants, des attitudes. Rarement il se déplace. Sa physionomie est expressive ; mais ses yeux, même ouverts, ne voient pas. Les sons n’agissent plus ; sauf, dans quelques cas, la voix d’un certaine personne. La sensibilité générale est éteinte ; nul contact n’est senti, ni piqûre, ni brûlure n’éveillent la douleur.

Ce qu’il éprouve intérieurement, l’extatique seul peut le dire, et, s’il n’en gardait au réveil un souvenir très net, les profanes en seraient réduits aux conjectures. Leurs récits et leurs écrits montrent, au milieu des différences de races, de croyance, d’esprit, de temps et de lieu, une frappante uniformité. Leur état mental se réduit à une idée-image unique ou servant de noyau à un groupe unique qui occupe toute la conscience et s’y maintient avec une extrême intensité. Plusieurs mystiques ont décrit cet état avec une grande délicatesse, avant tous sainte Thérèse. Je ne peux donc mieux faire que d’extraire quelques passages de son autobiographie.

Pour s’unir à Dieu, il y a quatre degrés « d’oraison », qu’elle compare à quatre manières de plus en plus faciles d’arroser un jardin. Aux deux premiers degrés, il n’y a encore que des essais d’extase qu’elle note en passant : « Quelquefois, au milieu d’une lecture, j’étais tout à coup saisie du sentiment de la présence de Dieu. Il m’était absolument impossible de douter qu’il ne fût au dedans de moi ou que je fusse abimée toute en lui. Ce n’était pas là une vision… Elle suspend l’âme de telle sorte qu’elle semble être tout entière hors d’elle-même. La volonté aime, la mémoire me paraît presque perdue, l’entendement n’agit point, néanmoins il ne se perd pas. » — À un degré plus haut qui n’est « ni un ravissement ni un sommeil spirituel », « la seule volonté agit, et, sans savoir comment elle se rend captive, elle donne simplement à Dieu son consentement, afin qu’il l’emprisonne, sûre de tomber dans les fers de celui qu’elle aime… L’entendement et la mémoire viennent au secours de la volonté, afin qu’elle se rende de plus en plus capable de jouir d’un si grand bien. Quelquefois pourtant, leur secours ne sert qu’à la troubler dans cette intime union avec Dieu. Mais alors la volonté, sans se mettre en peine de leur importunité, doit se maintenir dans les délices et le calme profond dont elle jouit. Vouloir fixer ses deux puissances serait s’égarer avec elles. Elles sont alors comme des colombes qui, mécontentes de la nourriture que leur maître leur donne sans aucun travail de leur part, vont en chercher ailleurs, mais qui, après une vaine recherche, se bâtent de revenir au colombier. » A ce degré, « je regarde comme un