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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/19

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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

à la musique vocale que le compositeur de musique d’orchestre se voit contraint d’emprunter ses modèles. Il est incontestable, en effet, que le premier allegro est modelé sur l’aria des anciens maîtres italiens, l’andante sur la cavatine et le finale sur le rondo. On peut pousser ce rapprochement jusqu’à ses dernières limites et soutenir que la coda dans la musique instrumentale dérive en droite ligne de la cadence ou point d’orgue des chanteurs, car, à l’époque où l’éducation musicale des vocalistes était plus avancée que de nos jours, ils ne se bornaient pas à faire d’insignifiantes roulades pour terminer un morceau, mais ils en reprenaient les thèmes principaux et les brodaient en leur donnant une couleur nouvelle, un aspect inattendu[1]. »

Que l’on relise avec attention cet alinéa excellent ; que l’on réfléchisse sur cette nécessité qu’a subie le compositeur de musique d’orchestre d’emprunter, pour la symphonie, ses modèles à la musique vocale ; on avouera sans difficulté que les morceaux que composent l’œuvre symphonique sont des reproductions plus ou moins modifiées, mais très reconnaissables, des airs que chantaient les voix humaines à une époque antérieure, ou même des airs que ces voix chantent encore aujourd’hui. Qu’y a-t-il de changé ? Le timbre, la nature physique de la voix ; mais c’est toujours une voix que l’on entend, ou un chœur de plusieurs voix. Ni l’étendue plus grande, ni la puissance plus sonore de la voix instrumentale ne lui ôtent son caractère de voix. Pour qui sait regarder, elle manifeste clairement son origine ; elle se présente elle-même comme un larynx artificiel, dérivation imitative, prolongation analogique du larynx humain. On passe de l’un à l’autre par la transition la plus graduée, la plus naturelle. Il serait donc raisonnable de renoncer désormais à ces expressions d’arrachement violent, de divorce, d’indépendance conquise, dont on use et abuse pour caractériser le passage de la voix humaine chantant sans paroles à la voix instrumentale. Le phénomène qui a engendré la musique d’instrument s’explique cent fois mieux par l’idée de filiation, de prolongation, de continuation variée et nuancée que par l’idée de rupture. Rien ne s’est rompu ; au contraire : les deux formes, dont l’une n’est que le développement de l’autre, se tiennent toujours. Et c’est pourquoi il est si facile ou de les faire marcher ensemble ou de substituer la fille à sa mère et réciproquement.

C’est aussi pourquoi les commentaires esthétiques de la symphonie sont de deux sortes. Les uns ne parlent que de dessin,

  1. Feuilleton du Parlement du 15 mars 1881.