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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/206

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vers ont su découvrir sous une légère couche de sable. Ils savent, bien entendu, distinguer le goût de ces aliments. Darwin a fait les plus : curieuses expériences pour démêler leurs préférences sous ce rapport. Ce n’est pas par choix qu’ils mangent de la terre ; quand ils ont des aliments plus nutritifs, ils ne les dédaignent pas ; nous les avons rencontrés en quantités prodigieuses dans la terre grasse qui remplissait une fosse à eaux de vaisselle ; ils sont en réalité omnivores[1]. Il y a quelque chose de surprenant, bien que Darwin trouve ce fait naturel, à ce que les vers découvrent d’emblée le pouvoir nutritif des substances qu’ils n’ont jamais goûtées, comme du sucre, du réglisse et de l’amidon, et reconnaissent celles qui en sont dépourvues, comme la cendre (pages 29 et 91).

2o Idées. — Nous désignons par ce mot la représentation d’objets déterminés. Les faits qui précèdent établissent que les vers se représentent les objets qui servent à leur nourriture, Ils se les représentent probablement sous forme de choses agréables à mordre, leur bouche étant la seule partie de leur corps par où ils peuvent recueillir des notions quelque peu précises ; leur monde est un monde de sensations buccales et tactiles associées. Ils ont quelque notion de la forme des objets ; Darwin l’a prouvé surabondamment, en montrant que des triangles de papier éparpillés près de leurs trous avaient été saisis par le sommet, c’est-à-dire par la partie la plus commode, dans la proportion de 62 pour 100. Nous les avons vus nous-mêmes très souvent, en plaçant la lampe à la plus grande distance possible, tâter pour ainsi dire l’un après l’autre les cailloux qu’ils voulaient traîner à l’orifice de leurs trous, s’y reprendre à plusieurs fois pour les saisir par le coin le plus commode, et s’arrêter pour en reprendre un autre quand décidément le premier saisi était trop lourd ou de forme défavorable. Ils savent, sans aucun doute, se représenter le poids de ces cailloux en même temps que leur forme et leur solidité, puisqu’ils proportionnent leur effort au poids de leur fardeau. Les sensations musculaires de dureté et de résistance jouent le plus grand rôle dans leur vie, après les sensations tactiles et buccales, et c’est avec ces matériaux que leurs idées des objets sont construites. Mais comment se représentent-ils un caillou déterminé, un ver déterminé ? bref, comment diverses sensations se groupent-elles en un seul faisceau, qui se distingue du faisceau avoisinant, chose nécessaire, puisque, après un caillou, ils en recherchent un autre, après une feuille, une autre. D’où vient le lien qui fait de leurs perceptions diverses des touts distincts ? On ne peut donner à cette question qu’une réponse plausible : c’est que l’unité, bien qu’encore diffuse, des sensations se rapportant à leur propre corps (de ce que nous appelons la conscience chez des animaux plus élevés), est transportée d’eux-mêmes au dehors et leur sert à

  1. Nous en avons vu un dévorer à grosses bouchées la mousse qui bordait le bas d’un mur.