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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/237

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RICHET. — la personnalité dans le somnambulisme

tranquillement assis devant ma table, occupé à composer cet article, je puis concevoir les sentiments que dans telle ou telle situation vont éprouver un soldat, une femme, un peintre, un Anglais. Je puis très bien me dire : « Voici comment penserait une femme ; » ou : « Voici comment agirait un Anglais ; » ou : « Voici ce que ferait un soldat. »

Les romanciers, les auteurs dramatiques, les poètes, lorsqu’ils composent, prêtent à tel ou tel personnage imaginaire des sentiments conformes à son âge, son sexe, sa nationalité, son état social, son caractère. Mais, quels que soient leurs efforts, jamais ils n’arriveront à perdre la notion de leur personnalité. Ils ne cesseront pas un instant de se distinguer de leur création. Jamais ils n’oublieront leur moi. Malgré la fièvre de l’inspiration, ils se verront toujours, assis devant leur table, et occupés à faire un poème, ou un drame, ou un roman.

Quelles que soient les conceptions fantaisistes que nous formons, jamais nous ne cessons d’être conscients de notre existence personnelle. L’imagination a beau s’élancer dans l’espace, il reste nous toujours le souvenir de nous-même, qui ne prend pas part à cette envolée fantaisiste, et ne perd pas le sol. Le moi demeure dans la réalité, alors que toutes les autres parties de l’intelligence vont à la dérive, dans les régions les plus capricieuses de la fantaisie.

Il y a là un dédoublement de l’intelligence qui est des plus remarquables et dont nous pourrions citer bien d’autres exemples. Le spectateur, qui, assis dans sa stalle d’orchestre, pleure au moment pathétique du drame, sait fort bien qu’il est spectateur, assis dans une stalle d’orchestre, et que le drame qu’il voit est une fiction. Tel qui est sous le coup d’un grand chagrin ou d’une vive inquiétude peut s’intéresser encore à la lecture d’un roman, et soutenir une conversation sérieuse, tout en sachant parfaitement qu’il est lui, et qu’il a un grand chagrin ou une vive inquiétude.

En un mot, chez l’individu normal, le souvenir de sa personnalité persiste. Il sait qu’il est lui et non pas un autre, qu’il a fait ceci hier, qu’il a écrit une lettre tout à l’heure, qu’il doit écrire telle autre lettre demain, qu’il y a huit jours il était hors Paris, etc., etc. C’est ce souvenir des faits passés, souvenir toujours présent à l’esprit, qui fait la conscience de notre personnalité.

La conscience de la personnalité est un phénomène de mémoire. La perte de la conscience de personnalité est un phénomène d’amnésie partielle.

Chez les deux femmes que j’ai observées, cette amnésie partielle est très frappante. Sous l’influence de causes faibles, que je n’essaye pas de préciser ici, elles perdent aussitôt la notion de leur personnalité.