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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/244

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peut disparaître. On a alors deux phénomènes, d’une part oubli des faits antérieurs et de sa personne, d’autre part illusion extérieure qui fait croire, et avec une très grande vraisemblance, qu’on est la personne même que les phénomènes extérieurs semblent révéler.

Alors aussitôt, par une brusque et soudaine association d’idées, les sentiments, le langage, les goûts, les habitudes supposées de la personne qu’on croit être apparaîtront, et avec une très grande force ; il n’y aura pas moyen de s’y soustraire, et ils s’imposeront en dominateurs absolus à toute l’intelligence.

Il est certain que nous pouvons concevoir des types distincts de nous, par le langage, les habits, les goûts, les sentiments. Qu’on nous dise de représenter un prêtre, un général, un matelot, une religieuse, une paysanne, une actrice, une petite fille, une vieille femme, nous serons capables de le faire. Mais nous le ferons d’une manière imparfaite, conservant toujours la notion de notre personnalité. Nous serons forcés de feindre, et jamais nous n’oublierons qu’il s’agit pour nous d’un rôle à jouer. De là un effort considérable se traduisant par des réticences, des distractions, des hésitations, une fatigue intellectuelle, et en somme peu de succès dans la représentation donnée.

Supposons au contraire que la mémoire du moi soit abolie, et que de plus, par l’effet de l’imagination, nous voyions les choses différentes de la réalité ; il n’y aura plus de réticence, d’hésitation ou de fatigue. Je puis imiter le langage et les gestes d’une vieille femme ; mais cette imitation sera très médiocre, tandis que, si j’ai perdu la notion de ma personnalité, l’imitation sera bien plus facile et plus saisissante. Si, de plus, je crois me voir en vieille femme, avec une figure flétrie, un vieux bonnet, des cheveux blancs, des socques, des mains ridées, un cabas au bras ; si l’on me parle comme à une vieille femme, alors il n’y aura plus d’invraisemblance dans mon imitation. Je serai persuadé que je suis non plus moi, mais une vieille femme ; et je croirai peut-être devoir parler, priser, tousser, cracher, et penser, comme toutes les vieilles femmes qui me ressemblent.

Il ne faut pas beaucoup d’efforts pour entrer dans un rôle réel différent du nôtre. Dans les Mille et une nuits, on fait croire à un artisan qu’il est le commandeur des croyants, et le brave homme prend bien vite le ton et les allures qui conviennent à sa nouvelle situation. Shakespeare a aussi représenté le même personnage. Tel ouvrier cordonnier, au moment de la Commune, a pris le rôle d’un général avec sept ou huit galons, et il s’est réellement donné, autant qu’il a pu, les manières et les allures d’un véritable général. L’habit ne fait pas le moine, dit un proverbe, De vrai, il y contribue beaucoup. Un