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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/246

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n’aurai plus d’autre moi que celui qui résultera des conditions extérieures.

Qu’on vienne alors à me donner un habit de général, de prêtre, de paysanne, de petite fille, ou de vieille femme, alors, par une association d’idées toute-puissante, les souvenirs anciens, disséminés dans les replis de ma mémoire, reparaîtront soudain en foule, suscités par l’image présente. Les romans que j’ai lus, les comédies que j’ai vu jouer, les personnages que j’ai coudoyés dans la vie, les paroles, les faits innombrables qui ont passé devant moi, ont laissé tels ou tels souvenirs qui reviendront avec netteté, et j’emploierai ces souvenirs à créer de toutes pièces et avec une très grande vraisemblance le personnage que je croirai être.

Je puis donner quelques exemples de cette association d’idées suscitées immédiatement par les hallucinations.

Dans une expérience déjà ancienne, mais que je n’avais pas su bien interpréter, je disais à F… qu’il était devenu un animal quelconque, un chien, un singe, un perroquet, et il se voyait aussitôt métamorphosé en chien, en singe, en perroquet. Un jour, je lui dis : « Te voilà changé en perroquet. » Après un moment d’hésitation, il me dit : « Faut-il que je mange le chènevis qui est dans ma cage ? »

Je dis à A… : « Vous voilà changée en chèvre ». Aussitôt elle se tait, et se met violemment à grimper sur mon canapé, comme si elle voulait monter à l’assaut de la bibliothèque. Cela fut fait avec une telle précipitation que la robe en a été toute déchirée. Quand je lui demandai de m’expliquer pourquoi elle s’était livrée à cette bizarre gymnastique : « C’est, me dit-elle, que je me suis vue sur un rocher escarpé, et prise d’une envie irrésistible de sauter et de grimper. »

Je dis encore à A… : « Vous voilà changée en petit lapin. » Elle se jette par terre, marche à quatre pattes, remue rapidement les lèvres et les dents, puis fait un saut brusque en paraissant effrayée. Lorsqu’elle est revenue à son état normal, elle me dit : « Il me semblait que je mangeais un chou. C’était bon comme une truffe. Puis j’ai entendu du bruit, j’ai cru voir un chien qui venait, j’ai eu peur, et je me suis sauvé dans mon terrier. »

Je tiens à reproduire textuellement ces paroles. Elles ont de l’intérêt, à cause de l’emploi du mot je. Une femme s’imagine être un lapin ; mais ce n’est pas une raison pour que son moi soit aboli. Le moi existe encore ; car il y a des impressions sensitives (il importe peu qu’elles soient hallucinatoires) et en même temps des phénomènes moteurs, ordres donnés aux muscles. De là la conservation du moi, même dans des métamorphoses dont l’apparence est si extraordinaire.