rappelle cette réfutation si spirituelle et si péremptoire de Berlioz, il se trouve quelque docteur en musique pour déclarer d’un ton tranchant que toute mélodie admet toute espèce de paroles.
Mais ces hommes, que Berlioz appelle les athées de l’expression, seront plus tenaces encore, s’il est possible, à l’égard de la mélodie instrumentale. Pour celle-ci, ils la jugeront radicalement banale, propre à tout, prête à tout. Ils lui refuseront même cette éloquence expressive de la voix parlée dont chacun de nous sent et apprécie les nuances, les mots ne fussent-ils pas entendus. Quelqu’un de fort compétent fournira la réponse à cette seconde contre-vérité ; ce sera M. Georges Guéroult :
« Pendant le siège de Paris, en 1870, on avait cherché à organiser des concerts populaires au Cirque.
« Je me souviens d’y avoir été, le 30 octobre, avec mon père, feu Adophe Guéroult, l’un des plus passionnés amateurs de musique que j’aie jamais connus. Nous étions déjà dans une disposition d’esprit facile à concevoir pour tous ceux qui ont été renfermés à Paris du 15 septembre 1870 au 30 janvier 1871. En entrant dans la salle, nous apprenons, par Mme Edmond Adam, que le Bourget, si brillamment enlevé l’avant-veille aux Prussiens, avait été repris par eux, sans qu’on eût fait de grands efforts pour le leur disputer. Puis, tout à coup, l’orchestre frappe la quinte fa-ut, et les violons entament la phrase si connue par où débute la Symphonie pastorale. Le contraste de ce mouvement, d’une tranquillité, d’une sérénité parfaite, avec les émotions qui nous agitaient, fut si violent, si douloureux, qu’il nous fut impossible de rester. Nous dûmes quitter la place dès les premières mesures[1]. »
En manière de contre-épreuve, faites l’expérience inverse. Un jour que vous aurez l’âme-débordante de joie après quelque brillante faveur de la fortune, allez entendre la symphonie en la de Beethoven. Au moment où commencera l’andante, cet incomparable morceau qui brise et fond les cœurs les plus fermes, résistez à l’effet qu’il produit ; tenez présente à votre pensée l’image du bonheur qui vient de vous arriver ; cramponnez-vous, en quelque sorte, aux motifs que vous avez de vous réjouir. La mélodie du maitre sera plus forte que votre volonté : elle vous pétrira à sa propre ressemblance. Résistez encore, ou plutôt transigez : essayez d’un compromis ; demandez à cette phrase dominatrice de devenir la forme sonore de la joie dont vous étiez rempli en entrant ; chantez votre bonheur sur ces notes
- ↑ Revue philosophique, juillet 1884, pages 38-39 : Du rôle du mouvement dans les émotions esthétiques (fin).