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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/27

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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

désolées. Au lieu de céder à votre effort, l’air impitoyable, pénétrant jusqu’aux replis les plus secrets de votre être, ira y chercher, y réveiller, y porter au paroxysme quelque ancienne douleur qui dormait sous une blessure cicatrisée par le temps. Il sera la voix de cette douleur ; il la chantera avec un accent irrésistible. Et vos larmes couleront, et vous n’en rougirez pas, car vos voisins en verseront comme vous. Dites alors, si vous l’osez, dites, si vous le pouvez, que la musique instrumentale est indifférente et qu’on y met ce que l’on veut. — Connaissez-vous une expérience de laboratoire scientifique plus convaincante que celle-là ?

Soit, diront ceux que cette évidence aura frappés et qui n’ont pas tout entière l’audace de leur paradoxe, soit, la musique exprime certains états extrêmes de la sensibilité : la suprême tristesse, la joie triomphante. On accorde que la même mélodie est impuissante à signifier ces dispositions contraires de l’âme humaine. Les philosophes ont le droit d’appliquer ici le principe de contradiction. Mais que l’on fasse un seul pas vers des états psychologiques un peu caractérisés, un peu déterminés, le vague apparaît et noie toutes les différences, comme ces brumes matinales dont les voiles cachent le dessin du paysage et ne laissent voir que quelques masses confuses.

Redisons encore, sans nous lasser, que la musique instrumentale la plus expressive n’a jamais rien de la précision des paroles articulées. Voilà ce qu’il faut concéder autant de fois que la question se représentera. Qu’on n’exagère pas, cependant, la portée de cette concession. Je vais tenter d’en marquer la limite.

Les athées de l’expression, comme les appelle Berlioz, et même ceux d’entre eux qui s’arrêtent à mi-chemin de leur athéisme, ont coutume de prendre la musique instrumentale en gros, de la juger en bloc, sans descendre à l’étude analytique des éléments divers qui la composent. Ou bien, s’ils envisagent un de ces éléments, ils le prennent à part, ils l’isolent des autres, et perdent ainsi de vue tous les principes de différence, tous les moyens de rendre le degré d’émotion, tous les signes de particularité, moins un. La cause étant supprimée, l’effet est anéanti, naturellement.

À l’égard des changements d’expression qui résultent des modifications du mouvement, il y a peu de divergences, et elles sont petites. Il est, en vérité, trop aisé de constater qu’un mouvement rapide dénature une mélodie écrite pour être chantée ou jouée lentement. Toutefois, reconnaître cette altération à son maximum, ce n’est pas assez : il est nécessaire, pour évaluer le rôle du mouvement, de le suivre à ses degrés divers de vitesse ou de lenteur, et de noter l’altération qu’il amène à chaque degré dans la physionomie expres-