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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/313

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SÉAILLES. — philosophes contemporains

pointe de compas qui ne peut être fixé en plusieurs points à la fois[1]. » L’infini implique l’impersonnel. L’hypothèse d’un Dieu à l’image de l’homme n’est pas même en accord avec les faits pour lesquels elle est imaginée, elle n’explique ni l’ordre ni les désordres du monde. Dans nos œuvres d’art, si nombreux que soient les moyens, ils sont concertés en vue d’une fin unique ; notre volonté ne se brise pas en fins multiples qui s’opposent, nous sacrifions tout ce qui répugne à l’unité du bien poursuivi, et la richesse des détails ne nous plait que dans l’unité d’une harmonie profonde qui les concentre. L’art impersonnel de la nature n’a ni ces scrupules, ni ces limites ; il ne tend pas sans cesse à se ramener en un point, il va à l’infini en tous sens. « L’univers est une unité mystérieuse dans une pluralité sans bornes. La nature s’intéresse à tout à la fois : elle veut la conservation du mouton en tant qu’elle s’intéresse au mouton et que le loup mange le mouton en tant qu’elle s’intéresse au loup. Il n’y a pas un artiste, une providence, il y a autant d’artistes, autant de providences qu’il y a d’œuvres[2]. » L’entendement identique à la chose vraie, le sujet devenu objet, la volonté identique à la chose voulue, la pensée perdue et manifestée dans une idée extérieure à elle, c’est la nature.

Tous les preuves que nous avons données jusqu’ici établissent l’existence d’un esprit universel, liant toutes choses selon les lois des causes efficientes et des causes finales. Mais rien n’est prouvé ni pour ni contre l’existence d’un être parfait coexistant dans un rapport quelconque à l’univers. Si Dieu se distingue du monde par la perfection, c’est de l’idée de perfection que doivent être tirées les preuves de son existence. Mais l’idée du parfait n’est-elle pas vague, confuse, indéterminée, faite d’éléments hétérogènes et contradictoires ? Avant de se demander s’il existe, il faut préciser et purifier l’idée de l’Être parfait. Notre existence comprend deux éléments, le sujet et l’objet, ce qui pense et ce qui est pensé, lé moi et l’ensemble des sensations. Cela étant, on peut concevoir l’existence sous deux formes. La première est donnée par l’expérience ; l’unité de la pensée est réalisée dans

  1. Théodicée, leç. VII : « Imaginez une vérité mathématique toute seule, les astres décrivant des ellipses savantes sans avoir un moi, sans se distinguer de leur œuvre, sans être libres de dévier : c’est la nature pensante et pensée à la fois, c’est une volonté identique à son œuvre… Voyez les animaux, fourmis, abeilles, les abeilles à sexe, c’est la fleur ; les abeilles sans sexe, c’est la tige et la feuille, et des abeilles mâles sont enchaînées autour de l’abeille femelle, comme dans une fleur les organes mâles autour de l’organe femelle. Cet entendement identique à la chose vraie, cette volonté identique à la chose voulue, c’est la nature. »
  2. Théodicée, leç. VII.